Gastronomie

Jacques Attali, l’avocat de la «gastronomie positive»

Caroline Goldschmid – 28 octobre 2019
Avec «Histoires de l’alimentation», le célèbre auteur et économiste français se penche sur les modes alimentaires d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Et incite à changer profondément notre façon de nous nourrir. Coup de fil.

Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire ce livre et à réaliser toutes les recherches qu’il a nécessité? Jacques Attali: J’ai toujours considéré que l’alimentation était cruciale dans les comportements humains. Pas seulement l’alimentation en tant que telle, mais le mode de vie qu’elle suppose. J’ai écrit beaucoup de livres sur des sujets variés comme la prospective, la musique, l’amour, le temps, la médecine, et notamment «Histoires de la mer». J’ai alors réalisé à quel point les problèmes de surpêche et la sauvegarde de la biodiversité des espèces étaient essentiels dans l’alimentation et j’ai voulu aller plus loin en regardant le sujet dans son ensemble. Et, là, je me suis rendu compte que c’était une histoire absolument passionnante! Quels sont les messages principaux que vous voulez faire passer? Le message principal, c’est qu’on ne peut pas continuer comme ça. Il faut profondément changer notre façon de nous nourrir. Mais la nourriture n’est qu’une des dimensions de l’alimentation: une notion essentielle est le temps qu’on y passe. La conversation était au cœur de l’alimentation et elle doit le rester pour créer des conditions de vie sociale qui aient du sens.  Votre livre prône donc à la fois la sauvegarde de notre planète et rappelle le rôle central de la nourriture dans notre société? Pas seulement. Oui, il y a la question de l’écologie et du désastre que l’agriculture et l’alimentation actuelles causent tant à la planète qu’à l’homme. En effet, nous mangeons aujourd’hui de plus en plus de poison et de plus en plus en dehors des repas. Les repas disparaissent et c’est un désastre pour la vie sociale. Quelles sont les leçons, en matière d’alimentation, à tirer du passé? Il y en a beaucoup! Pour en citer quelques- unes: l’importance de prendre du temps pour manger, à table, et lentement, de rallonger la durée des repas, de jeûner de temps à autre, de consommer moins de sucre et moins de viande rouge. Ce sont des leçons que le passé nous apprend et que nous sommes en train d’oublier. J’ajouterais encore l’importance des produits naturels. Le constat est alarmiste quant à l’état actuel de la planète et les prévisions pour les 20 – 30 prochaines années sont anxiogènes. Etes-vous optimiste ou pessimiste? Ni l’un ni l’autre. Je suis positif, c’est pour cela que je me fais l’avocat de ce que j’appelle la «gastronomie positive». Elle consiste à proposer un certain nombre de réformes, au niveau mondial, dans chaque pays et dans les entreprises. La Suisse est particulièrement concernée: de nombreuses entreprises agroalimentaires y siègent, dont Nestlé. Des modifications radicales et profondes de leur comportement sont nécessaires, sous la pression des consommateurs. Alors là, l’avenir s’annoncerait sans aucun doute excellent. En revanche, si on ne fait rien, on court à la catastrophe. Mais le meilleur est encore possible. Les géants de l’agroalimentaire ont donc un rôle capital à jouer ... Exactement. C’est dans leur intérêt, sinon, ils seront un jour considérés comme des criminels qui ont empoisonné la planète et l’humanité. Les citoyens, en Suisse du moins, sont toujours plus nombreux à faire des choses, à leur échelle, pour manger mieux. Il y a une prise de conscience que manger local, de saison et fait maison est à la fois nécessaire pour la santé et pour l’environnement. D’ailleurs, un label Fait Maison existe dans la restauration romande. Tout ça est plutôt encourageant, non? C’est très encourageant! Dans de nombreux pays, les gens ont déjà compris que manger local est essentiel, heureusement. D’ailleurs, consommer le plus possible les produits locaux et de saison fait partie des messages que j’essaie de transmettre. Au-delà de la régionalité des produits et de la réduction drastique de la consommation de viande, les insectes se profilent comme un aliment du futur ... La consommation d’insectes nuit fortement à la planète, car nous en avons de moins en moins. Je vois deux scénarios possibles quant à l’alimentation du futur. Soit on continue sur cette voie, en mangeant davantage d’insectes et de nourriture épouvantable qui conduira l’humanité au suicide, en particulier par manque d’eau. Soit on applique un certain nombre de réformes pour une transformation de fond. En quoi la technologie va nous aider à manger mieux? D’abord, la technologie a un rôle très important à jouer pour permettre d’économiser de l’eau. Ensuite, elle va nous aider à réduire le gaspillage ainsi que les déchets. Je rappelle qu’un tiers de la nourriture produite n’est pas consommée. La technologie permet aussi d’inventer de nouveaux procédés. Par exemple, on peut imaginer utiliser les algues, qui constituent une nourriture très positive. Le coût des produits bio locaux étant élevé, les consommateurs sont nombreux à se tourner vers des fruits et légumes de l’étranger et rares sont les restaurants à miser sur le bio. Quelles pistes pour que le bio devienne la norme plutôt que l’exception? C’est aux consommateurs de le demander! Il existe en France une application, Yuka, qui aide les gens à savoir ce qu’ils mangent. Si les consommateurs deviennent plus exigeants, cela changera la donne. Disons qu’on avance, mais ce n’est pas encore suffisant. Et il s’agira aussi de demander davantage de transparence, sachant qu’à l’heure actuelle, les produits soit disant bio sont souvent des escroqueries … Pensez-vous que les restaurants ont un rôle à jouer pour allonger la durée des repas et faire en sorte que les repas redeviennent des moments importants? C’est essentiel. Si les restaurants sont accueillants, les gens voudront y rester plus longtemps. Mais, là aussi, le changement doit venir des consommateurs: ils doivent accepter de consacrer une part plus importante de leur revenu à la nourriture. Allez-vous beaucoup au restaurant? Professionnellement j’y suis tenu. Je trouve que les cuisiniers sont de très grands artistes. Même dans de petits villages, dans des endroits modestes, il y a des gens plein de passion qui font des merveilles. C’est un moment important de la vie que de passer du temps avec les gens que l’on aime au restaurant.