Dark kitchen: focus sur un nouveau modèle économique

Isabelle Buesser-Waser – 24 janvier 2024
Depuis la pandémie, les dark ou ghost kitchens se sont développées dans les grandes villes suisses. Ces établissements qui ne disposent pas de devanture fonctionnent principalement avec les applications de livraison. Une concurrence souvent mal perçue par les restaurants classiques, alors que ce nouveau modèle économique n’a rien d’une poule aux œufs d’or.

Depuis la crise sanitaire, les habitudes de consommation ont évolué. Désormais, la vitrine virtuelle des établissements de restauration est essentielle. Même les réservations passent parfois par un système informatique. Mais avant tout, le Covid a montré qu’on pouvait passer une soirée digne d’un restaurant sans franchir le pas de sa porte grâce au développement des plateformes de livraison. En effet, face aux restrictions, la branche a su s’adapter et évoluer. La vente à l’emporter et la livraison se sont même tellement répandues, qu’elles ont fait émerger un nouveau modèle économique: les dark kitchens.
Venus des Etats-Unis, ces restaurants virtuels – dont la vitrine se trouve uniquement sur le web – ressemblent à s’y méprendre à une poule aux œufs d’or: peu de charges apparentes et un marché en pleine expansion. «Les chercheurs ont prévu une augmentation de plus de 65 % de la demande de livraison. Cela signifie que la livraison de nourriture, qui était classée au 6e rang des préférences des modes de consommation en 2018, devrait devenir la deuxième option préférée après le service à table pour 2030», indique un article de EHL Insight.

Un concept adapté aux grandes villes
Pourtant, si on y regarde d’un peu plus près, les premières difficultés apparaissent. Premièrement, le déplacement n’incombe plus au client mais à l’établissement. En effet, alors que dans un restaurant classique, les hôtes arrivent sur place par leurs propres moyens, le service de livraison, lui, apporte les plats au domicile du client. Les charges sont donc très variables, en fonction du nombre de kilomètres à parcourir. «C’est un modèle économique qui fonctionne bien dans les grandes villes. Il est d’ailleurs beaucoup plus développé dans les capitales européennes que chez nous», raconte Marion Diserens, qui était à la tête de la première dark kitchen lausannoise, Crock Meal. «La capitale vaudoise ne constitue pas un marché suffisant pour ce modèle de restauration. A Paris par exemple, les gens sont bien plus habitués au dark ou cloud kitchen, car l’offre est aussi bien plus grande.» Difficile donc d’imaginer une dark kitchen dans le Gros-de-Vaud.
En Suisse romande, c’est à Genève que ce système est le plus développé. On y retrouve d’ailleurs la première cloud kitchen de Suisse, My Cloud Kitchen, qui représente l’étape suivante dans la livraison de repas. Il s’agit d’un espace de «cowoking» pour restaurants qui permet de réduire les charges liées au loyer, au matériel, et à la livraison mais aussi aux clients d’obtenir des plats de plusieurs enseignes en une seule commande, à l’image d’un food court (n.d.l.r. aire de restauration située au centre d’un regroupement de restaurants rapides. L’espace est en libre accès et permet aux commerçants de gagner de la place et de ne pas s’occuper du service). «Notre investisseur, Michele Borri, a eu l’idée de créer My Cloud Kitchen alors qu’il cherchait à installer une pizzeria dédiée à la livraison. Il s’est alors rendu compte que les charges n’étaient pas proportionnelles à l’espace loué et qu’en regroupant plusieurs enseignes au même endroit, on pouvait offrir l’opportunité à ceux qui souhaitent se lancer de réduire considérablement les risques financiers», explique Leonard Zaccaria, general manager de l’entreprise genevoise. My Cloud Kitchen loue des cuisines entièrement aménagées et aux normes. Avec ce système, les patrons de dark kitchen n’ont pas besoin d’investir dans le matériel et de perdre du temps avec la paperasse administrative. De plus, ils s’engagent pour un bail de douze mois, bien loin des conditions d’un bail commercial. «A l’évidence, il serait difficile de mettre en place un système de ce type en dehors d’une zone à forte densité. Notre emplacement à Plan-les-Ouates est particulièrement avantageux: nous sommes proches des clients potentiels, avec un accès direct à l’autoroute de contournement. Cela permet aux livreurs de réduire le temps passé dans le trafic», précise Leonard Zaccaria.

Un tour d’équilibrisme économique
Le problème de la livraison conduit aussi à la deuxième difficulté de ce nouveau modèle économique: travailler avec un prestataire privé, à savoir les plateformes telles que Uber Eats ou Just Eat. «L’une des raisons qui ont mené à la fermeture de Crock Meal était que les commissions demandées par les plateformes de livraison sont très élevées. Sur chaque commande, nous devions reverser près de 35% du prix facturé au client. Comme nous souhaitions garder des prix attractifs, nos marges étaient presque inexistantes», explique Marion Diserens, qui est désormais à la tête de Smaggy Burger dans la capitale vaudoise et à Pully, un établissement spécialisé dans les smash burgers avec un modèle économique classique.
«Il est vrai que les plateformes de livraisons demandent de grosses commissions (30 à 35% du prix de la commande). C’est très difficile pour les dark kitchens qui fonctionnent seules de faire face à ces frais. Chez nous, les enseignes engagent leurs propres livreurs, qui sont rémunérés correctement et génèrent moins de frais grâce au volume de commandes», indique le directeur de My Cloud Kitchen. La mutualisation des charges, grâce à un espace de coworking culinaire, semble donc essentielle pour la viabilité de ce nouveau modèle économique dans la gastronomie.

Une relation clients virtuelle
Même si le potentiel de croissance de ces établissements d’un nouveau genre est énorme, Leonard Zaccaria ne pense pas qu’il constitue une réelle concurrence pour la gastronomie. «Il ne s’agit pas du même marché. Seuls les fast-foods pourraient perdre des clients au profit des dark kitchens. Mais l’expérience et la convivialité qu’on retrouve lors d’une sortie au restaurant sont irremplaçables!»
Côté restaurateurs, on se trouve face à des métiers très différents et certains ne conçoivent pas la gastronomie sans pouvoir créer un lien avec la clientèle. «Lorsqu’on ne fait que de la livraison, on ne crée pas de relation avec les clients. On ne sait pas dans quel état sont livrés les plats et s’ils sont appréciés. C’est tout un pan du métier qui disparaît», confie la gérante du Smaggy Burger. «C’est la deuxième raison qui m’a poussée à fermer Crock Meal et à lancer un établissement avec un fonctionnement plus classique. Pour moi, les échanges avec la clientèle sont essentiels.»