Traduction: Caroline Goldschmid
Pousser la porte du restaurant Schlüssel, à Oberwil (BL), c’est d’abord découvrir le visage rayonnant de Sandra Marugg Suter (55 ans): «Chouette que vous soyez là», dit cette Grisonne qui a grandi à Berne. Ce n’est qu’ensuite que l’on perçoit la beauté linéaire de la grande pièce au long comptoir, tandis que l’intérieur habillé de couleurs sourdes et de bougies délicatement flamboyantes crée de la chaleur. Ici, l’hôtesse et sommelière, avec son mari et chef de cuisine Felix Suter (62 ans), choie ses clients selon un concept introduit il y a 30 ans déjà et que tout le monde trouvait fou à l’époque: il n’y a qu’un seul menu et pas de carte. Celui-ci est présenté directement à la table par la maîtresse de salle avec passion et un sens aigu des attentes nourries.
Sandra Marugg Suter, dès qu’un client passe la porte, votre rôle d’hôtesse commence. Comment cela se passe-t-il?
Sandra Marugg Suter: Tout d’abord, il y a un sourire. Il y a toujours quelqu’un de l’équipe qui s’arrange pour que le client se sente tout de suite le bienvenu et se dise: «Waouh, c’est comme si je rentrais à la maison! J’aime venir ici, c’est chaleureux et convivial.»
Vous avez toujours voulu devenir restauratrice?
Je suis tombée dans cette branche comme dans un destin positif (rires). A l’époque, j’avais étudié la philologie allemande et l’histoire de l’art. Mais j’aime être en contact avec les gens, et c’est ce qui me manquait dans ces domaines. J’ai donc postulé chez Swissair, mais ils ne m’ont pas pris. J’ai alors pensé que la formation la plus courte pour obtenir un certificat de capacité était celle dans l’hôtellerie-restauration. J’ai commencé un stage de six mois au restaurant Säge, à Flüh (SO), où Felix tenait le restaurant. Et je suis restée accrochée.
Que signifie pour vous un service parfait?
Il n’existe pas. Felix et moi sommes très critiques envers nous-mêmes. D’un côté, il y a l’aspect chaleureux et humain, de l’autre, le client mérite que tout se déroule de manière concentrée et professionnelle. L’important est de ne jamais s’arrêter.
L’empathie est-elle aussi importante qu’un déroulement correct du service?
C’est une combinaison des deux. Il est primordial d’offrir un service correct et aimable sans pour autant perdre pied. Il faut suivre sa propre voie de manière cohérente.
Et vous avez suivi cette voie de manière conséquente?
Je pense que oui. Je vous donne un exemple: il y a près de 30 ans, nous avons décidé de ne proposer qu’un seul menu, sans carte. Par conviction, car Felix, avec les exigences élevées qu’il s’imposait, ajoutées à ce qu’on appelle la cuisine à la carte, avait le sentiment de ne pas être à la hauteur. L’entourage disait que ça ne marcherait pas. Mais nous avons réussi à l’imposer avec empathie. Aujourd’hui, cette pratique est même courante dans de nombreux établissements. Et c’est logique.
Vous êtes donc le menu ambulant?
Oui, je suis quasiment la Trudi Gerster (n.d.l.r.: Trudi Gerster était une conteuse et comédienne saint-galloise) de la cuisine (rires). Toutes les quatre semaines, nous changeons de menu. Notre credo est «le raffinement de la simplicité». Quand on donne une carte aux clients, ils commandent souvent ce qu’ils connaissent déjà. Mais nous avons des clients qui mangent des choses qu’ils n’auraient jamais commandées autrement et qui sont ensuite ravis. C’est une grande confiance qu’ils nous accordent. Et ce que je trouve incroyablement beau: un menu ne te sourit jamais – un être humain, si.
Décrire et servir un plat, c’est le mettre en scène. Sans cela, les mets n’auraient pas la même saveur!
En matière de gastronomie, il existe, comme au théâtre, divers types de mises en scène, de l’interprétation classique à l’interprétation moderne. Outre l’aspect culinaire, l’ambiance joue également un rôle important. Nous essayons de créer une oasis de bien-être. Mes parents tenaient un magasin de porcelaine, j’ai un faible pour les belles assiettes. La nourriture et le plaisir sont quelque chose de sensuel et font appel à tous les sens!
En tant qu’hôtesse, êtes-vous aussi un sismographe des humeurs, savez-vous «lire» les invités?
Je pense que oui. C’est une expérience acquise à travers des centaines de milliers de situations. Selon moi, ce qui est extrêmement important à l’heure actuelle est de créer le calme et de réduire l’agitation. Certaines personnes sont agitées lorsqu’elles arrivent. C’est là que nous essayons de créer un îlot de calme pour qu’elles puissent se déconnecter et qu’elles aient le sentiment d’être dans un endroit où elles peuvent simplement être elles-mêmes.
Qui sont vos clients?
Nous avons un public très diversifié. La plupart des clients réservent. Ils viennent de la ville, de la région ou sont de passage depuis les Pays-Bas ou l’Allemagne. Environ 95% d’entre eux sont des clients réguliers, dont beaucoup sont devenus des amis. Et nous leur disons que nous avons les meilleurs clients. Mais c’est vrai aussi! Nous attirons des gens qui ont le même état d’esprit que nous. Nous avons travaillé longtemps pour cela.
Apprend-on aussi des clients?
Absolument! Aujourd’hui, je suis tolérante, cohérente et satisfaite. Nos clients y sont certainement pour quelque chose, tout comme nos collaborateurs et l’entreprise en général. C’est grâce à eux que je suis devenue ce que je suis aujourd’hui.
Mais il y a tout de même parfois des clients difficiles!
Oui, mais c’est un processus de maturité. Avant, je voulais plaire à tout le monde. Ce n’est pas possible! Plus on est soi-même authentique, plus le retour est honnête. Nous rendons service, mais pas à n’importe quel prix. En toute honnêteté, nous n’avons plus de clients aussi difficiles. Ils vont ailleurs.Aujourd’hui, nous pouvons appliquer notre philosophie avec neuf tables, cela fonctionne merveilleusement bien pour nous et nous sommes satisfaits. Nous vivons ici dans la maison et lorsque le restaurant est ouvert, nous sommes présents 15 heures par jour. Felix est toujours le premier à arriver, moi la dernière à partir. Les clients apprécient beaucoup cela.
Etre une vraie restauratrice, est-ce que ça s’apprend ou faut-il l’avoir dans le sang?
Le bonheur, c’est de pouvoir faire quelque chose que l’on aime. Mais il faut veiller à ce que cela reste ainsi: c’est ça le défi. Je pense que si on a ça dans le sang, c’est passionnant. Il faut être fait pour rendre service. Si ce n’est pas le cas, il faut faire autre chose.
D’où vient votre désir de faire plaisir aux autres?
La joie et la passion sont primordiales. Certaines personnes ne pensent qu’à elles et se promènent comme si elles avaient droit à je-ne-sais-quoi. Il serait bon de prendre un peu de recul et de réaliser à quel point nous sommes privilégiés. L’humilité est quelque chose de très important pour moi. Avec l’arrivée de la pandémie, on l’a compris pendant un court instant.
Quels sont les stratagèmes que vous mettez en place lorsque vous passez une mauvaise journée?
Cela arrive très rarement. Je fais du yoga le matin. Comme je suis souvent entourée de gens, j’ai besoin de temps pour moi. Si quelque chose ne me convient pas, je le dis tout de suite. Une fois que c’est sorti, c’est bon, je passe à autre chose (rires).
L’année dernière, vous avez reçu le Michelin Service Award. Que signifie cette distinction pour vous?
Un immense honneur! J’étais sans voix – et cela m’arrive rarement.
On rend plus souvent hommage aux cuisiniers qu’au personnel de service. Cela vous dérange-t-il?
C’est vrai, mais l’un ne va pas sans l’autre. Parfois, on déguste le meilleur repas du monde dans un restaurant, et si le service est mauvais, cela ne fait pas plaisir. L’inverse est vrai aussi, bien sûr. Lorsque mes collaborateurs sont stressés, je leur conseille de s’arrêter un instant et de sourire. Cela fonctionne à merveille.
Vous travaillez avec une équipe jeune. Avez-vous un problème de pénurie de personnel?
En fait, non. Notre collaborateur le plus âgé a 27 ans, la plupart d’entre eux restent longtemps chez nous.
Pourtant, de manière générale, il y a un manque de relève dans le service. Comment attirer les jeunes?
Le plus important, c’est la motivation! Et l’exemple à donner. Le service est quelque chose de génial, et ce métier couvre tellement de domaines. Je veux que les jeunes qui l’exercent en soient fiers et le montrent. Il faut promouvoir la valeur du métier de service, et le salaire et les heures de travail doivent être corrects. Il faut vraiment être un peu fou pour faire ce travail ... Mais si on aime ça et qu’on y met du cœur? C’est incroyable ce que je reçois en retour chaque jour, c’est tellement énorme.
«Il faut vraiment être un peu fou pour faire ce travail ... Mais si on aime le faire et qu’on y met du cœur?» (Photo: Daniel Winkler)
★ La clé du bonheur
Pour Sandra Marugg Suter (55 ans) et Felix Suter (62 ans), tenir un restaurant est une passion. Après avoir travaillé pendant 25 ans à l’auberge Säge, à Flüh (SO), ils choient depuis 2014 leur clientèle – composée à 95% d’habitués – au restaurant Schlüssel, à Oberwil (BL). Ils sont assistés par une équipe bien rodée et de longue date de neuf collaborateurs. Le concept culinaire consiste en un menu dans lequel tout est fait maison à partir de produits bruts. Le menu du soir comprend une variation d’amuse-bouches, deux entrées, un plat principal plus dessert ou fromage pour 175 francs. Le midi, ils proposent un déjeuner d’affaires (trois plats) pour 125 francs. Ils affichent constamment 1 étoile Michelin et 17 points au GaultMillau. L’établissement élégant dispose d’un espace apéro décontracté ainsi que 30 à 40 places au sein de la salle de restaurant, et autant dans le jardin intime.