Gastronomie

La viande en ligne de mire: l’éthique ou la cuisse

Caroline Goldschmid – 27 novembre 2019
Le marché des produits carnés se porte comme un charme en Suisse. Ce qui n’empêche pas les industriels, et avec eux certains restaurants, de miser sur les substituts de viande. Un concept qui ne fait pas saliver tout le monde.

Les dernières élections fédérales l’ont démontré: la vague verte a atteint la Suisse. Le choix des électeurs reflète leurs préoccupations quotidiennes, y compris la place importante qu’ils accordent à l’impact de leur mode de vie sur la planète. Ainsi, certains renoncent à prendre l’avion, d’autres déclarent la guerre au plastique, obligeant même les restaurateurs à revoir leur copie. Sachant que près de 30% des dommages à l’environnement sont générés par l’alimentation, dont la moitié par les produits carnés, d’aucuns font le choix de réduire leur consommation de viande. Alors que les véganes et autres antispécistes crient leur combat contre l’élevage intensif sur les réseaux et dans la rue, le contenu de l’assiette des Suisses est-il en train de virer au vert? Si l’on considère la quantité de viande vendue dans notre pays, la réponse est non. Selon les chiffres de Proviande, chaque habitant achète entre 49,4 et 51,9 kg de viande par année depuis 1999 (51 kg en 2018). On peut en déduire que la consommation est stable depuis vingt ans, même si les chiffres représentent ce qui a été vendu et non ce qui a été avalé: un poulet entier contient de nombreux osselets. Quant aux sortes de viande préférées, le porc demeure en tête, suivi de la volaille et du bœuf. «Notre dernière enquête, effectuée l’année passée, a révélé que 94% de la population mange de la viande», annonce Regula Kennel, responsable développement chez Proviande. «Nous sommes curieux de découvrir les chiffres de 2019 pour savoir si les Suisses ont acheté moins de viande, car au sein de notre interprofession, les discussions autour du véganisme ont pris de l’ampleur.» Regula Kennel ajoute: «Souvent, les gens changent leurs habitudes alimentaires dans un souci de préserver la planète ou pour montrer leur désaccord avec les conditions d’élevage, mais les conditions de production en Suisse sont adaptées à la topographie et ne peuvent pas être comparées à celles des pays qui exportent de la viande en Suisse.» Comme il n’existe pas de statistiques quant à la consommation de viande dans la branche de l’hôtellerie-restauration, nous avons pris la température auprès de quelques restaurants spécialisés dans les burgers. Tous sont unanimes: pas de baisse en vue, au contraire. «En 2018, McDonald’s a acheté un total de 4840 tonnes de viande de bœuf. Il s’agit d’une augmentation de 8,8% par rapport à l’année précédente», indique Deborah Murith, Corporate Relations Manager. La chaîne de fast food affiche une alternative végétale sur sa carte depuis 1996, mais la grande majorité des clients préfèrent les burgers pur bœuf. Même son de cloche chez Zoo Burger, à Lausanne. «Pour des raisons éthiques, nous proposons un large choix de burgers végétariens, qui constitue un tiers de notre offre, soit sept burgers sur vingt», explique Manot Berger, gérant de l’établissement de la rue Marterey. «L’offre ne cesse de s’élargir depuis cinq ans et on a même ajouté des burgers véganes. Mais ce sont les sandwiches à base de bœuf qui restent les plus vendus chez Zoo Burger.» Les substituts de viande, un marché en plein essor De leur côté, les industriels sont convaincus que les végétariens et les fléxitariens seront de plus en plus nombreux. Ils ont donc créé un nouveau segment spécialement pour eux: les substituts de viande. Par leur aspect, leur odeur, leur goût, leur nom et la façon de les cuisiner, ces produits à base de protéines végétales imitent la viande allant parfois jusqu’à dégouliner au moment de la découpe, tel un steak saignant. «Cela répond à un besoin dans le sens où les consommateurs visés par ces produits ont du plaisir à manger de la viande, mais ils cherchent à réduire leur consommation pour des raisons éthiques, les plus récurrentes étant la sauvegarde de l’environnement et leur santé», déclare Jérôme Bonvin, responsable de la catégorie de produits culinaires de Nestlé Suisse. La multinationale fait partie des géants de l’agroalimentaire qui misent gros sur ce marché en plein essor. Encouragé par le panel Nielsen, selon lequel «la catégorie de repas végétariens est en croissance de 13% par rapport à 2018 et de 28% par rapport à 2017» dans notre pays, Nestlé Suisse a lancé cet automne l’Incredible Burger et l’Incredible Haché. Ces deux substituts véganes sont venus élargir la gamme Garden Gourmet, marque que Nestlé a rachetée dans les années 2000 et qui comprend une quinzaine de produits en Suisse romande, dont six sont vendus outre-Sarine. «Cette catégorie d’aliments n’est pas nouvelle en Suisse», rappelle Jérôme Bonvin. «En revanche, le marché connaît une grande croissance depuis quelques années et nous pouvons désormais proposer des produits tels que l’Incredible Burger de Garden Gourmet qui imitent la viande autant au niveau du goût et de la texture qu’au niveau visuel. Ceci est rendu possible grâce à nos recherches continues et à nos connaissances solides sur les alternatives à la viande.» A l’heure actuelle, seuls les restaurants de la société Eldora servent les produits Garden Gourmet. Mais Nestlé est convaincu du potentiel de l’Incredible Burger et de l’Incredible Haché dans le secteur de la gastronomie. «Nous sommes en train d’explorer d’autres partenariats, comme des chaînes ou des petits établissements qui pourraient être livrés directement », confie Jérôme Bonvin. galette en question est à base de protéines de soja et est fabriquée par le néerlandais The Vegetarian Butcher, racheté récemment par Unilever. La «fausse viande» 100% végétale a aussi mis l’eau à la bouche de Migros Vaud, dont les restaurants ont proposé le Beyond Burger durant une semaine ce mois-ci. «C’était une offre spéciale à durée limitée dans notre menu du jour», explique John Mizzi, responsable Gastronomie à Migros Vaud. «Le produit en question est fabriqué aux Etats-Unis par la société Beyond Meat. Il est dans l’air du temps et nous avons souhaité le lancer dans nos restaurants comme une action d’innovation, pour faire découvrir cette nouveauté à nos clients et entendre leurs retours.» Reste à savoir si Migros renouvellera l’expérience et si le Beyond Burger sera un jour vendu dans toutes les succursales du pays. Burger King et Helvti Diner font partie des convaincus Même si les substituts de viande ne représentent encore qu’un marché de niche dans notre pays, quelques restaurants ont fait le pari de mettre une galette imitant le steak haché de bœuf à leur carte. Le 12 novembre, Burger King a lancé une version végétarienne du célèbre Whopper dans 2500 restaurants de vingt-cinq pays d’Europe, dont la Suisse, ce qui en fait l’un des plus gros lancements de l’histoire de la marque. La galette en question est à base de protéines de soja et est fabriquée par le néerlandais The Vegetarian Butcher, racheté récemment par Unilever. La «fausse viande» 100% végétale a aussi mis l’eau à la bouche de Migros Vaud, dont les restaurants ont proposé le Beyond Burger durant une semaine ce mois-ci. «C’était une offre spéciale à durée limitée dans notre menu du jour», explique John Mizzi, responsable Gastronomie à Migros Vaud. «Le produit en question est fabriqué aux Etats- Unis par la société Beyond Meat. Il est dans l’air du temps et nous avons souhaité le lancer dans nos restaurants comme une action d’innovation, pour faire découvrir cette nouveauté à nos clients et entendre leurs retours.» Reste à savoir si Migros renouvellera l’expérience et si le Beyond Burger sera un jour vendu dans toutes les succursales du pays. A Zurich, la chaîne Helvti Diner a également opté pour le Beyond Burger, qui a figuré à la carte de ses deux restaurants de février à mai dernier. Puis, elle lui a préféré le burger de la firme londonienne Moving Mountains. «Nous étions les premiers en Suisse à proposer le Beyond Burger avant qu’il ne se répande dans la gastronomie et cette volonté d’être différents nous a poussés à changer pour le Moving Mountains Burger», explique Christian Kramer, CEO de Helvti Diner. Selon lui, le goût de la galette végane élaborée en Grande-Bretagne est le meilleur à ce stade. «Par souci de durabilité, cela avait plus de sens de vendre un produit venant d’un pays proche de la Suisse, nécessitant ainsi moins de transport», poursuit le restaurateur alémanique. Et d’ajouter: «Moving Mountains a aussi créé un hot dog entièrement végétal, que nous avons profité de mettre à notre carte.» Christian Kramer se dit satisfait du succès que rencontre le Moving Mountains Burger, mais, à l’instar de Zoo Burger et de McDonald’s, il affirme que ce sont les burgers à base de viande qui se vendent le mieux chez Helvti Diner. L’imitation, un concept qui ne plaît pas à tous Certains restaurateurs ne sont guère emballés par les mets végétaux qui contrefont la viande. Pour le gérant de Zoo Burger, hors de question d’acheter un produit tel que l’Incredible Burger de Nestlé. «Nous réalisons toute la production à l’interne, ce qui nous a d’ailleurs permis d’être labellisés Fait Maison, donc on ne va pas vendre un burger industriel», affirme Manot Berger. «Et nous ne cherchons pas du tout à aller vers l’imitation: nos clients ne veulent pas manger quelque chose qui ressemble à de la viande.» En effet, les burgers végétariens des deux établissements lausannois sont élaborés avec différentes galettes à base de haricots rouges, de champignons ou encore de courgettes, qui ont acquis une renommée et attirent une clientèle spécifique. «Nous sommes d’accord avec l’idéologie selon laquelle il ne faut pas manger trop de viande», ajoute Manot Berger. «Nous nous posons beaucoup de questions à ce sujet et avons renoncé au poulet il y a plus de cinq ans, car il n’était plus possible de garantir un élevage éthique des animaux. C’est également un moyen de lutter contre le gaspillage alimentaire puisque seuls les blancs peuvent être utilisés dans les sandwiches.» Qu’ils séduisent ou non les papilles, les substituts de viande soulèvent de nombreuses questions. Une fois transformés et commercialisés à large échelle, représenteront-ils une alternative durable? Pourront-ils compléter voire remplacer les protéines animales qui nourriront les 9 à 10 milliards d’humains en 2050? Sont-ils bons pour la santé, ou du moins sont-ils aussi intéressants nutritionnellement parlant qu’une alimentation équilibrée à base de viande? Les experts sont partagés. «Pour ce qui est de la durabilité, les substituts causent nettement moins de tort à la planète, et la nouvelle génération y est sensible», assure Christian Kramer. Le CEO de Helvti Diner est convaincu qu’il s’agit d’un mouvement de fond: «Ce n’est pas une mode qui passera dans quelques années. Au contraire, cela va s’installer, car nous ne pouvons pas continuer à consommer autant de viande qu’aujourd’hui.» En ce qui concerne la question de la santé, il y a du bon et du moins bon. «Les substituts renferment une certaine quantité de graisses, mais qui est plus ou moins égale à celle contenue dans la viande», analyse l’entrepreneur zurichois. «En revanche, ils ne contiennent pas de cholestérol, contrairement à la viande.» Les propos de Regula Kennel sont plus tranchés: «Ces produits sont ultra-transformés et contiennent des additifs. Ils ne font pas le poids par rapport à un aliment brut, régional et naturel.» «C’est une aberration!» Alors que les industriels investissent des fortunes dans le développement de l’offre végétarienne, un autre marché prend forme dans les laboratoires: la viande in vitro. Qu’elle soit à base de cellules souches ou de muscle, la carniculture fait saliver les start-ups et se profile comme une potentielle parade à l’élevage intensif, sans pour autant paraître irréprochable question durabilité. Actuellement très onéreuse – environ 1000 francs le kilo –, la viande synthétique ne sera pas commercialisée avant trois ou quatre ans, selon les premières estimations. Experte en transition et innovation alimentaire, Sandrine Doppler s’insurge: «Les substituts posent un vrai problème puisque cela veut dire que les consommateurs ne sont pas clairs dans leur tête. Pourquoi convoiter quelque chose qui ressemble à de la viande alors qu’on ne veut plus manger de la viande? C’est une aberration!» Selon cette conférencière engagée, ni les consommateurs ni les géants de l’agroalimentaire ne sont cohérents. «Reprenons les bases et dépensons davantage pour notre alimentation. Redonnons-lui de la valeur, ce qui limitera le gaspillage par la même occasion.»