«La cuisine, ça ressemble à de l’anthropologie. On observe, on analyse, et on s’inspire de tout ce qui nous entoure pour raconter les histoires des peuples et des cultures à travers le goût», raconte Francesca Fucci, la cheffe du Fiskebar à Genève. L’établissement est l’un des points de restauration du Ritz-Carlton Hôtel de la Paix au cœur de la cité de Calvin. La cheffe italienne de 38 ans y propose une cuisine fusion, entre l’Italie et les pays du nord, épaulée par la pâtissière Vanessa Dalla Costa (41 ans). «Avant d’arriver ici, je ne connaissais pas la cuisine nordique. Les pays scandinaves sont très à la mode dans la gastronomie, et l’hôtel voulait développer une offre telle que celle-ci», poursuit Francesca Fucci. De nature curieuse, elle part donc sur place et s’intéresse à la haute gastronomie, mais aussi à la cuisine familiale, aux traditions, aux techniques de fermentation et aux produits. Elle se forme dans les grandes cuisines, tout comme dans les familles afin de pouvoir goûter à l’authenticité de la culture culinaire locale.
Fracesca et Vanessa sont d’origine italienne. Elles suivent un parcours similaire, d’abord à Rome, notamment à la Pergola, puis en France, à Paris chez Joël Robuchon. Alors que pour la pâtissière, dont la maman était cheffe, la gastronomie, et plus précisément, la pâtisserie était une évidence, Francesca Fucci, elle, voulait faire des études d’art. «Mes parents étaient ouvriers, pour eux, l’art n’était pas un choix de carrière sérieux. Ils m’ont donc poussée à rejoindre une école hôtelière. Mais au départ, la restauration était un moyen de gagner mon indépendance. C’est pourquoi j’ai commencé à travailler vers l’âge de 13 ans, pour payer mes études.»
Pas de filles en cuisine!
Même si la gastronomie n’était pas la première passion de Francesca, aujourd’hui, toute sa vie tourne autour de la cuisine. Elle y a découvert une page blanche sur laquelle elle pouvait donner libre cours à sa créativité. Mais pour s’épanouir dans ce métier, tant Francesca que Vanessa se sont heurtées au sexisme qui régnait dans la branche il y a encore quelques années. «Quand j’ai commencé ma carrière en Italie, c’était très difficile de décrocher une place dans un grand restaurant pour une femme. On devait travailler deux fois plus pour obtenir la même chose qu’un homme», raconte Vanessa. «Il y avait même des établissements qui ne voulaient pas de fille en cuisine», ajoute Francesca. «Heureusement, ça a changé, même si on rencontre toujours certains préjugés. Nous devons tous déconstruire notre éducation concernant le statut des femmes dans la société, peu importe notre genre.» Malgré ces difficultés, les deux cheffes ont réussi à trouver leur place dans le monde de la gastronomie et à susciter le respect de leurs pairs. Et c’est peut-être ces épreuves qui les poussent à s’améliorer chaque jour, tant sur le plan gastronomique que dans le management. «Je détesterais être une cheffe irrespectueuse. Je l’ai subi et ça n’apporte rien. Il n’est jamais nécessaire de maltraiter son équipe, même si c’est souvent involontaire de la part des chefs. Il s’agit majoritairement de personnes qui ne gèrent pas leur stress et le déchargent sur les autres. Je sais que personne n’est parfait, mais je fais tout ce que je peux pour créer une ambiance positive et valoriser mes collaborateurs», indique Francesca Fucci. Ainsi, elle s’efforce de soutenir toutes les personnes qui travaillent dans sa cuisine, même lorsque certaines d’entre elles rencontrent des difficultés d’ordre personnel et que cela se ressent dans leur travail.
Maman-cheffe, un fragile équilibre
«Aujourd’hui, le plus grand obstacle pour les femmes dans la gastronomie est de concilier la vie de famille et le travail», explique Vanessa Dalla Costa, qui est maman de deux enfants en bas âge. En effet, les structures d’accueil publiques sont surchargées et les jeunes parents de tous bords doivent patienter sur des listes d’attente avant d’obtenir une place – longtemps après la fin du congé maternité. Mais ce n’est pas le plus grand problème, la plupart des crèches sont ouvertes de 6h à 18h, les jours de semaine. Ce qui est rarement compatible avec les horaires d’un restaurant. Les professionnels de la restauration ont donc recours à des solutions de garde alternatives et privées, qui coûtent beaucoup plus cher. «Je vis loin de ma famille, je ne peux donc pas compter sur eux pour prendre le relais le soir et le week-end. Les enfants sont gardés en alternance par leur papa, qui travaille aussi dans la restauration, une baby-sitter et moi-même. La plupart du temps, je les vois un moment le matin et je rentre quand ils dorment. Ce n’est pas facile, mais j’aime vraiment mon métier, alors je trouve des solutions.» Heureusement, la pâtissière peut compter sur l’équipe du Fiskebar – qu’elle considère comme une deuxième famille – pour pouvoir profiter de quelques week-ends et de ses vacances avec ses enfants. «Il faut aussi prendre en compte que travailler dans une cuisine demande beaucoup d’énergie. Quand les enfants sont petits et qu’on ne dort pas la nuit, cela peut devenir très compliqué. Il faut alors prendre son mal en patience, être passionnée et se souvenir que ce n’est que temporaire!»
Le quotidien de Vanessa Dalla Costa montre à quel point la maternité est compliquée pour les femmes qui travaillent dans ce secteur d’activité. Faire un enfant devient alors un choix cornélien, tant les obstacles semblent gigantesques. Lorsqu’elles sont à la tête de leur propre établissement, qu’elles habitent à proximité des grands-parents ou que leurs conjoints peuvent s’investir dans l’éducation et la garde, cela est parfois plus facile. Toutefois, la fatigue et le manque de temps passé proche de son enfant pèsent presque toujours dans le quotidien des mamans-cheffes. «Avec mon mari, nous avons le projet d’avoir un enfant dans un futur proche. J’ai analysé notre situation, et j’ai tout planifié. Je pense avoir trouvé une organisation qui fonctionne, mais on ne peut pas tout prévoir. On verra si ça marche! Dans cette branche, fonder une famille est un choix difficile et je connais beaucoup de femmes qui renoncent à devenir mamans car cela ne leur paraît pas compatible avec leur carrière», confie Francesca Fucci.