A la fois durable, éthique et rentable? Ben ouais!

Caroline Goldschmid – 10 février 2023
Inaugurée le 1er décembre dernier, l’auberge-épicerie-hôtel Ben Ouais, à Corcelles-le-Jorat (VD), innove à plusieurs niveaux, notamment en appliquant la semaine de quatre jours pour les employés. A la tête de ce lieu aussi insolite que convivial, trois associés en totale symbiose. Récit d’une belle aventure.

«Je suis heureuse d’avoir été confrontée à la fermeture de lauraworld, car j’ai énormément appris grâce à cette expérience!» Début 2022, Laura Rod (45 ans) a dû se résigner à fermer son entreprise de service traiteur après 15 ans d’activité. Malgré la création d’un restaurant après le premier confinement pour tenter de combattre les effets de la pandémie, la crise aura eu raison de la société qui était basée au Chalet-à-Gobet.

La pandémie ayant aussi apporté son lot d’effets positifs, elle a rapproché ceux qui allaient devenir les trois associés de Ben Ouais. Fabien Ayer (41 ans), fabricant d’orgues d’église de métier, avait bifurqué dans la sonorisation et l’événementiel durant une vingtaine d’années. En mars 2020, il s’est retrouvé du jour au lendemain sans aucune occupation. En promenant son chien dans son village de Ropraz (VD), il a croisé par hasard la route de Martin Rod (43 ans), le mari de Laura, qui lui a simplement demandé «s’il avait soif». Les trois quadras ont eu un véritable coup de cœur amical.

Au fil de leurs nombreux apéros, ils se sont aperçus qu’ils sont habités par les mêmes valeurs, dont le respect de l’environnement et la consommation locavore. Sans travail, Fabien a demandé à Martin, qui est agriculteur, s’il pouvait l’aider dans son exploitation de Ropraz, où il fait de l’élevage de bovins et de la culture de céréales. Ils ont commencé à travailler ensemble et Fabien a réalisé qu’il souhaitait se reconvertir dans l’agriculture. Les deux amis ont d’ailleurs pour projet de s’associer, mais Fabien doit d’abord se former.

Le projet Ben Ouais aura mis deux ans à mûrir. Une épicerie à la ferme? Difficile d’attirer une clientèle assez large. L’idée du bistrot s’est donc vite imposée, d’autant que cela permet d’écouler les invendus de l’épicerie et réciproquement. Et que cela ajoute une source de revenus. Encore fallait-il trouver un lieu. Le hasard faisant – une fois de plus – bien les choses, le syndic de Corcelles-le-Jorat cherchait un repreneur pour l’auberge communale. Une épicerie seule n’aurait pas convenu: il fallait un lieu où les habitants du village puissent se restaurer. Les trois associés et Daniel Ruch ont signé en avril 2022.

«Bistro-Boutiquo-Dodo»

Devenu réalité le 1er décembre 2022, grâce à une campagne de crowdfunding qui a permis de récolter 45 000 francs, Ben Ouais est à la fois une épicerie, un restaurant et un hôtel. Le lieu devait s’appeler «Bistro-Boutiquo-Dodo», mais le nom «Ben Ouais» s’est finalement imposé, tant cette expression fait partie intégrante du vocabulaire des trois Vaudois. A l’épicerie, on trouve la viande de la ferme de Martin Rod, des fruits et légumes frais, des produits secs (moutarde, biscuits…), des céréales en vrac, des cosmétiques et des produits de nettoyage. Pas de lait ni de fromage, en revanche, puisque la laiterie du village est juste à côté. «Si je ne peux pas me fournir dans la région, je cherche dans le canton de Vaud avant d’élargir à toute la Suisse. J’ai même trouvé de la sauce soja suisse à Bâle! Mais la majorité de notre assortiment est vaudois», indique Laura.

Le bistrot, quant à lui, est ouvert de 8h à 22h non-stop, du jeudi au lundi. Le chaland pourra donc déguster un mets chaud (plat du jour ou à la carte) à toute heure, entre 10h30 et 22h30. Afin de ne rien jeter, les invendus de l’épicerie sont revalorisés en cuisine. Inversement, les plats du jour qui n’ont pas trouvé preneur au restaurant sont mis sous vide dans une barquette vendue 6 francs à l’épicerie. «Ce qui est assez spécial, c’est que les clients peuvent choisir leur pièce de bœuf dans la vitrine et nous allons la cuisiner», précise celle qui est aussi présidente de GastroLavaux-Oron et coprésidente de Slow Food Suisse. Autre spécialité, toujours dans l’optique de réduire les déchets: les lieux ont été aménagés et décorés avec du «upcycling», y compris les quatre chambres, possédant chacune son propre thème (bohème, industriel ...).

«On voulait casser les codes»

«Avec ce projet, on voulait se faire plaisir et travailler selon nos envies et nos valeurs, non pas selon les diktats ou en imitant ce que tout le monde fait. On voulait casser les codes.» Parmi les idées novatrices mises en place à Ben Ouais, la responsable des cuisines et de la gestion du personnel a décidé d’appliquer la semaine de quatre jours pour les huit collaboratrices et collaborateurs (cinq au service et trois en cuisine). Ceux qui sont engagés à 100% ne travaillent ainsi que quatre jours par semaine, avec 12 heures de présentiel. «C’est un avantage social: ils ont trois jours de congé et ne risquent pas de faire des heures supplémentaires. Et cela a un impact assez génial: on peut ouvrir en continu et donc assurer un lieu ouvert l’après-midi, ce qui est rare en campagne», poursuit Laura, convaincue des bienfaits de ce modèle.

Meilleur démarrage qu’espéré

Il faut croire que ce modèle est attrayant, puisque à l’été 2022, l’équipe était constituée: «Les candidats sont venus à nous!» Selon les associés, les collaborateurs sont motivés et loyaux, non seulement parce qu’ils apprécient la façon dont l’emploi du temps est réparti, mais aussi parce qu’ils s’identifient aux valeurs de Ben Ouais. «Nous testons ainsi un nouveau modèle économique et s’il fonctionne, nous allons le partager.»
A ce jour, le premier bilan est excellent: le retour des clients est extrêmement positif, les collaborateurs sont heureux. Les trois fondateurs, eux, se disent «fatigués, mais contents». «Cela faisait deux ans qu’on en parlait, donc ça fait très plaisir d’être dans le concret!», s’exclame Fabien. «Je suis contente de faire ce travail, car il est en totale adéquation avec mes valeurs et c’est justifiable. Contrairement à mon ancienne activité de traiteur, ici les gens viennent à nous», se réjouit Laura. Entre l’ouverture le 1er décembre et la soirée du réveillon qui a été un succès, le démarrage s’est avéré encore meilleur que ce que le couple et leur ami espéraient. A tel point que les employés ont pu profiter de dix jours de vacances début janvier. L’entreprise est déjà rentable.

Un modèle à suivre?

Alors que pourrait-on leur souhaiter pour les mois à venir? «Franchement, si ça pouvait continuer ainsi, ça serait génial!», déclare Fabien, tout sourire. Martin, lui, émet tout de même un souhait: «L’idéal serait de générer suffisamment de liquidités pour verser un salaire à Laura.»
L’aventure Ben Ouais deviendra-t-elle un modèle à suivre? L’éthique et l’humanité – lutter contre le gaspillage alimentaire, réduire les déchets, travailler avec des artisans locaux, payer le prix juste, combattre les injustices sociales – peuvent aller de pair avec la rentabilité, semblerait-il. «A ce jour», précise Fabien en riant.