«La crise nous force à être plus créatifs»

Caroline Goldschmid – 22 avril 2022
Nathalie Seiler-Hayez, directrice générale du Beau-Rivage Palace, à Ouchy (VD), partage sa stratégie pour contrer l’inflation. Il s’agit entre autres d’acheter mieux et encore plus local. Cette leader nous dit aussi comment elle compte faire face à la pénurie de personnel.

Comment le Beau-Rivage Palace a-t-il traversé les deux ans de pandémie?
Nathalie Seiler-Hayez: Rendez-vous compte: l’hôtel a 160 ans et il n’avait jamais fermé, même pendant les deux Guerres mondiales. Il a fallu que cette pandémie arrive pour que nous soyons contraints de fermer l’établissement, une première fois durant deux mois, le 20 mars 2020. Il faut dire que cela a été très étrange et très triste pour nous tous. C’était quelque chose que nous n’avions jamais imaginé, mais, d’un coup, il n’y avait plus de clients. Début 2021, le Beau-Rivage Palace a dû à nouveau fermer ses portes, pour trois mois cette fois. A deux reprises, nos 420 employés se sont donc retrouvés au chômage technique, du jour au lendemain. Cela dit, en voyant ce qui se passait pour mes collègues hôteliers ailleurs dans le monde, je me suis sentie fière et chanceuse d’être en Suisse à cette période, car la crise a été extrêmement bien gérée dans notre pays.

Vous avez même tiré profit de cette pause forcée en rénovant toute l’Aile Beau-Rivage ...
En effet, l’aile historique et ses 68 chambres avaient grandement besoin d’être rafraîchies et les travaux ont duré deux ans. La chance folle, c’est que la Fondation Sandoz ainsi que le Conseil d’administration ont donné leur feu vert. Stratégiquement, c’était la bonne décision, car le palace est à présent totalement prêt pour la reprise.

Donc les affaires reprennent?
La clientèle internationale est de retour et, hormis la clientèle russe, ça reprend bien, oui. Nous avons également mieux développé notre prix moyen, par rapport à la période pré-Covid. J’ai bon espoir que nous retrouverons cette année le taux d’occupation moyen que nous avions avant l’arrivée de la pandémie.

L’inflation représente-t-elle une ombre au tableau?
Il est clair que la crise du Covid a créé une pénurie des matières premières, comme le bois, le métal et tant d’autres. Le problème est colossal. Puisque toute l’industrie était à l’arrêt pendant deux ans, l’inflation fait rage aujourd’hui, pour tous les produits et dans tous les secteurs. Nous la ressentons particulièrement lorsque nous devons réaliser des travaux. D’ailleurs, si nous avions dû rénover l’Aile Beau-Rivage aujourd’hui, toutes les matières premières nous auraient sans doute coûté 30% plus cher. Cette hausse aurait eu un très gros impact sur un projet à plusieurs dizaines de millions de francs. A la hausse des prix s’ajoute le délai d’attente: si je commande des meubles de terrasse ces jours-ci, ils seront livrés en été 2023. Le délai est dû à la pénurie de matières premières, d’une part, et au fait que les fabricants sont débordés et le stock inexistant, d’autre part. Pour un palace, qui se doit d’être très réactif quand un appareil est en panne ou des fournitures défectueuses, la pénurie de matériel complique tout. Les conséquences de la crise du Covid vont durer des années. Et voilà que la guerre en Ukraine provoque une inflation des prix alimentaires ...

Quels sont les principaux produits qui vous coûtent plus cher aujourd’hui?
Le blé, la farine, l’huile de tournesol. Pour l’instant, très peu de fournisseurs nous ont notifié une hausse des prix. Le mazout nous coûte désormais 20 centimes de plus par kilo et le prix des bouteilles de gaz que nous utilisons en cuisine a grimpé lui aussi. Sans oublier les pièces détachées lors d’une réparation ou encore les produits d’entretien. Tout ce qui est transporté coûte d’office plus cher à cause du prix de l’essence.

Parvenez-vous à estimer l’augmentation globale de vos coûts?
Non, il ne m’est pas possible aujourd’hui d’articuler un taux d’augmentation, d’autant qu’il varie pour chaque catégorie de produits, que ce soit du food ou du non-food. Mais il est clair que toute la chaîne de production est impactée et nous n’en sommes qu’au début, notamment pour l’alimentation. Comme il reste du stock, nous n’avons pas encore pleinement saisi la hauteur de l’inflation engendrée à la fois par le Covid et par la guerre en Ukraine.

Avez-vous augmenté le prix de vos chambres?
Ce sera le cas pour certaines catégories de chambres, notamment ceux des suites situées dans l’aile fraîchement rénovée, car elles ont été totalement transformées et agrandies. Nos prix correspondent au nouveau produit créé et pour le reste, les prix affichés évoluent selon la demande et l’inflation. Mais nous avons aussi ajouté de la valeur au service, en intégrant de nouvelles prestations, comme le transfert vers l’aéroport, un e-bike à disposition ou encore le service butler.

Estimez-vous qu’il est juste qu’un hôtel répercute la hausse de ses coûts sur le prix des chambres affiché?
Chaque hôtel connaît son marché et la valeur de celui-ci varie tout le temps. Selon moi, il n’y a qu’une seule règle à suivre: identifier ses clients et leurs besoins puis adapter son offre en fonction. Si on est hors marché, il faut revoir son «business model». Et puis, on ne va tout de même pas s’excuser d’augmenter les prix! Dans d’autres secteurs, que ce soit dans l’horlogerie ou dans l’automobile, ce genre de scrupules n’existent pas. Les hôtels offrent de grands moments de qualité et les hôteliers donnent beaucoup de leur personne, donc pourquoi devraient-ils se sacrifier davantage encore en refusant d’adapter leurs tarifs au prix du marché?

Concrètement, comment faire pour maintenir le niveau de qualité de l’établissement tout en réduisant ses coûts?
Nous n’allons pas vous livrer nos secrets (elle rit)! Plus sérieusement, nous faisons partie d’un groupe qui possède six hôtels (n.d.l.r.: Sandoz Foundation Hotels gère le Beau-Rivage Palace, l’hôtel d’Angleterre, le Château d’Ouchy, le Lausanne Palace, le Palafitte à Neuchâtel et le Riffelalp Resort à Zermatt) et il nous est donc possible de faire des achats groupés. Quand les volumes des commandes sont plus importants, cela permet de mieux négocier les prix. J’encourage les hôteliers d’une même région à s’allier pour mettre en place une centrale d’achats commune et ainsi parvenir à tirer les prix vers le bas auprès des fournisseurs.

A part acheter mieux, quels sont les autres aspects de votre stratégie qui vise à contrer la hausse des prix?
Nous nous focalisons davantage encore sur les produits locaux.En temps de crise, cet aspect prend tout son sens et son importance. On l’a dit, le transport de marchandises en provenance de l’étranger coûte aujourd’hui plus cher et nous avons des producteurs extraordinaires dans la région. Il s’agit de travailler avec des circuits les plus courts possibles. Par exemple, créer la carte du restaurant autour des produits locaux uniquement.

Misez-vous aussi sur le local dans la partie hôtellerie?
Dans un palace, l’accueil en chambre avec une bouteille de champagne, c’est classique, mais tellement «boring»! J’aimerais que ça soit un Chasselas. Et il sera accompagné, non pas d’une corbeille de fruits, mais d’une pâtisserie faite maison. Nous ressentons très fortement le besoin d’authenticité de la part des clients et, ainsi, nous y répondons en leur faisant découvrir de nouvelles saveurs par la même occasion.

Une autre piste encore, pour maîtriser ses coûts?
Revoir les quantités! Servir systématiquement une motte de beurre aux clients, alors qu’ils n’en mangeront même pas la moitié, cela ne va pas. Idem pour les pots de confiture. On le voit dans tous les palaces: la volonté de donner un sentiment d’abondance engendre beaucoup de gâchis. Si l’on propose des quantités plus petites, non seulement le client comprendra, mais cela nous permettra aussi de jeter moins et donc de faire des économies. Citons enfin les produits de soin: nous sommes en train de réfléchir comment remplacer les contenants en plastique afin de trouver un système à la fois plus économique et durable.

La crise pousse donc à se réinventer ...
Tout à fait. La crise nous force à être plus créatifs et à revoir certains processus. Ce qui est positif! On le voit aussi avec les soucis que la branche rencontre en matière de recrutement de personnel: il est temps de faire les choses différemment.

A quel point êtes-vous affectés par la pénurie de personnel qualifié?
C’est une catastrophe. La profession n’a jamais été aussi touchée qu’en ce moment, et ce à l’échelle mondiale. Durant la pandémie, les gens ont réalisé qu’ils appréciaient beaucoup le fait de pouvoir profiter de leurs week-ends et d’avoir une vie plus stable. Résultat, ils sont nombreux à quitter la branche et il nous faut impérativement redevenir désirables.

Alors comment faites-vous pour trouver des talents: les recrutez-vous en France ou ailleurs à l’étranger?
En France, le marché est sec: il y a actuellement 120 000 postes vacants dans l’hôtellerie-restauration. Donc il va falloir élargir le bassin de recherches pour trouver de nouveaux marchés où recruter du personnel, comme la Roumanie. Ce pays faisant partie de la communauté européenne, il est plus facile d’obtenir des permis de travail. Aussi, nombreux sont les Roumains à être francophiles. De manière générale, je pense que la Suisse a un travail à faire pour aider notre branche en facilitant l’obtention de permis de travail afin que nous puissions recruter des talents dans toute la communauté européenne. Les restrictions actuelles nous mettent des bâtons dans les roues.

Comment motiver les personnes en recherche d’emploi à intégrer notre branche, autrement qu’en augmentant simplement les salaires?
Je crois que nous, employeurs, devons être plus flexibles en termes de temps de travail et de conditions de travail. Surtout, il faut que nous les aidions à trouver un sens à leur travail. Grâce notamment au thème crucial de la durabilité, mais aussi en leur confiant la gestion de projets, en les impliquant beaucoup plus. Au sein de l’entreprise, une structure horizontale s’avère bien plus attrayante aux yeux des jeunes qu’une hiérarchie pyramidale. Il s’agit donc de repenser nos modèles. Quant au Beau-Rivage Palace, nous avons une belle carte à jouer: qui peut dire qu’il a servi le petit-déjeuner à Phil Collins ou a organisé le mariage de Diana Ross? Dans les grands hôtels, il se passe quelque chose de spécial tous les jours, il n’y a pas de routine et le sentiment de faire partie d’une équipe est fort. La jeune génération devrait trouver tout cela très «fun». On travaille beaucoup, mais qu’est-ce qu’on s’amuse!

Vous semblez avoir confiance en l’avenir ...
Oui, je suis confiante et optimiste. Les gens ont été emprisonnés durant deux ans et ont à présent besoin de se retrouver. Dans nos maisons, il y a des mariages, des réunions de famille. Quand les hôtels et les restaurants étaient fermés, tout le monde était en dépression. Quel que soit le niveau de l’hôtel, nous sommes des marchands de bonheur! Nous offrons des lieux de rencontres et apporter du bonheur aux gens, c’est très gratifiant. Je le répète d’ailleurs souvent à nos collaborateurs, car cela donne du sens à leur travail. Dans la valorisation de la profession, c’est vraiment un aspect auquel je crois beaucoup. Soyons fiers d’être hôteliers!

 

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Démarré en mars 2020, le ­chantier de ­rénovation de l’Aile Beau-Rivage a duré deux ans. Composée de 68 chambres et de 7 suites historiques, l’aile a rouvert ses portes au public le 25 mars 2022.