Gastronomie

«Va-t-on nous aider ou nous laisser crever?»

Caroline Goldschmid – 13 octobre 2021
Voilà un mois que le certificat Covid est entré en vigueur dans la branche. Le bilan? Les pertes financières sont importantes et les restaurateurs sont lassés. Témoignages dans le canton de Neuchâtel, Vaud et Genève.

Au centre-ville de Neuchâtel, Luigi Iezzi gère la pizzeria Fleur de Lys. «Dès les premiers jours qui ont suivi l’entrée en vigueur du passe sanitaire, nous avons perdu 45 à 50% de notre chiffre d’affaires et aujourd’hui, nous sommes à environ 15% de perte», indique ce patron. «Si on compare à 2019, mon chiffre d’affaires a baissé de 35%.» L’Italien accueille beaucoup de jeunes le week-end, dont une grande partie se fait tester, et il attend de voir si la fin de la gratuité des tests aura un impact sur son chiffre d’affaires. «Pour l’instant, je ne prévois pas de réduire mes effectifs, car je suis confiant que d’ici à cet hiver, le taux de personnes vaccinées avoisinera les 75% et que nous retrouverons enfin la fréquentation de 2019», espère Luigi Iezzi. Ce qu’il trouve injuste dans la situation actuelle, c’est de devoir inspecter des clients fidèles, dont certains viennent plusieurs fois par semaine et qu’il faut pourtant contrôler à chacune de leur visite, y compris leur demander une pièce d’identité. «Quand vous connaissez un client depuis quarante ans, c’est gênant … et c’est une perte de temps.»

L’amende, une épée de Damoclès

Selon Karen Allemann-Yerly, directrice de GastroNeuchâtel, les contrôles sont nombreux, rigoureux et la loi est appliquée à la lettre dans le canton de Neuchâtel. «Des avertissements ont déjà été prononcés. Avec une amende qui peut aller jusqu’à 10 000 francs, c’est une épée de Damoclès pour les établissements publics», regrette-elle. Le Conseil fédéral a placé la responsabilité des contrôles ainsi que des conséquences en cas de non-conformité sur les épaules des restaurateurs. «Ce n’est pas normal que les employés doivent jouer à la police, ils ne sont pas formés pour cela et ça coûte cher», estime Karen Allemann-Yerly. Le passe sanitaire a été mal accueilli par certains restaurateurs neuchâtelois. «La réalité, c’est que l’obligation du certificat Covid au restaurant a engendré beaucoup d’annulations. Bien sûr, tout le monde veut venir à bout de cette pandémie, mais c’est plutôt la manière dont le passe est utilisé qui pose problème», conclut la directrice de la section neuchâteloise de GastroSuisse.

Punis pour une faute non commise

Dans la campagne vaudoise, Fabrice Hochart est le patron et le chef de cuisine de l’Auberge de l’Union, à Palézieux, depuis février 2020. Doté d’une soixantaine de places en intérieur, son établissement accueille tout type de clients. Depuis l’entrée en vigueur du passe, le vice-président de la section Lavaux-Oron de GastroVaud a fait des pointages chaque semaine pour évaluer son impact. «J’ai perdu plus de 40% de mon chiffre d’affaires», annonce Fabrice Hochart de but en blanc. «Sans compter les réservations pour des banquets prévus cet automne qui tombent à l’eau: dans des groupes de quinze ou vingt personnes, certains ne sont pas vaccinés donc ils annulent.»
Fabrice Hochart espère que la branche sera bientôt libérée de ce passe. «Ce n’est pas tenable. Je vais réduire les horaires de mon personnel, car mon loyer et mes charges restent les mêmes alors qu’il n’y a que la moitié des clients qui viennent.» Au-delà des considérations financières, ce patron se dit lassé et épuisé psychologiquement. «L’injustice, c’est que nous sommes punis pour une faute que nous n’avons pas commise. Et les aides n’arrivent pas…», soupire-t-il. Passionné par son métier depuis quarante ans, ce chef se demande comment il va pouvoir continuer. Aujourd’hui, il attend des informations claires et précises quant à la suite, car il ne comprend pas la situation actuelle en Suisse alors que dans d’autres pays les mesures sanitaires sont abolies. «J’aimerais savoir: va-t-on nous aider ou nous laisser crever? Dans le canton de Vaud, nous n’avons toujours pas touché les aides pour cas de rigueur, contrairement au Valais et à Fribourg, par exemple.» Enfin, tout comme Luigi Iezzi, Fabrice Hochart a beaucoup de mal avec le principe de devoir contrôler ses clients. «C’est compliqué! On fait de l’accueil et là, on doit trier. Le bistrot est un lieu social où les gens viennent raconter leurs histoires, surtout en campagne.»

«Nous avons assez souffert!»

Le restaurant Giardino Romano est situé dans le quartier de Saint-Jean, en ville de Genève. Selon le patron, Stefano Fanari, l’arrivée du passe sanitaire a engendré une baisse de 50% des clients. «C’est évident que l’obligation du certificat y est pour beaucoup, car j’ai de suite assisté à une chute de la fréquentation dès le 13 septembre, mais le télétravail joue aussi un rôle», analyse le cuisinier. Que va-t-il faire pour s’en sortir dans les semaines à venir? «Un de mes cuisiniers est parti et je n’ai pas repourvu son poste. Je fais la cuisine et j’aide aussi à la plonge», répond-t-il. Quant au sous-chef qu’il a prévu d’engager, Stefano Fanari a reporté le recrutement à novembre, dans l’espoir que la situation se soit améliorée d’ici là. «En attendant, on serre les dents, on rationalise le personnel et les employés font un peu de tout.» Quant à la question de la responsabilité et au rôle de «policier» qui incombe désormais aux professionnels de la branche, le restaurateur genevois se dit frustré. «Encore une fois, on se sent lésé! J’ai dû engager une personne pour effectuer ces contrôles qui prennent du temps…» Comme à Neuchâtel, l’amende peut atteindre 10 000 francs à Genève, mais selon le restaurateur, ce n’est pas «juste». «Nous avons souffert suffisamment durant cette crise!»

Le bras armé de la Confédération

Alexandre Belet, patron du Café Restaurant Populaire, dans la campagne lausannoise, a constaté un changement des habitudes de ses clients du matin. «Les ouvriers étaient revenus après la dernière fermeture, mais à partir du moment où le passe a été demandé, je ne les ai plus revus.» Si pour ce membre du comité de GastroLausanne le chiffre d’affaires est resté relativement stable depuis le 13 septembre, il se dit fatigué «d’être le bras armé de la Confédération pour exécuter les contrôles». Le restaurateur souhaite une solution intermédiaire basée sur la responsabilité citoyenne. «Ce n’est pas à nous de demander la carte d’identité à nos clients! Je le fais pour rester ouvert, mais sur le fond je ne suis pas en accord avec ce système.»

Chauffer sa terrasse? «Un non-sens»

La plupart des autorités cantonales et communales soutiennent les établissements publics en facilitant voire en accordant la gratuité des installations et/ou l’extension de terrasses. L’obstacle, selon Karen Allemann-Yerly, c’est que cela coûte très cher. «Il y a l’achat du matériel comme la tente, les chaufferettes à pellets, mais aussi la consommation d’énergie et ce sont des charges qui ne sont pas reportées sur les menus.» Pour Fabrice Hochart, dont la terrasse est exposée au vent, la vingtaine de places en extérieur ne permet pas de sauver les meubles. «Quand il fait beau, nous travaillons bien à midi en fin de semaine, mais en début de semaine, c’est très compliqué. Et quand il fait froid et humide, c’est zéro!» Stefano Fanari va même plus loin: «Les chaufferettes, c’est un non-sens: une pièce coûte 4000 fr. et ne chauffe qu’une ou deux tables, donc l’investissement n’en vaut pas la chandelle. Sans compter que ce n’est pas du tout écologique. Cela ne sert que si la terrasse est plus ou moins fermée, sans courants d’air.»
GastroSuisse reçoit régulièrement des courriels de la part de membres qui disent leur désarroi depuis l’entrée en vigueur du passe sanitaire. Que ce soit un restaurant lausannois qui voit les réservations de groupes s’annuler à la chaîne ou un bar en Valais qui a dû se résoudre à fermer ses portes et à licencier son personnel, car la majorité de ses clients ne sont pas vaccinés. Dans un communiqué, la faîtière a indiqué qu’elle considère l’extension du certificat Covid aux restaurants et aux cafés comme «disproportionnée et dommageable pour la branche». GastroSuisse demande qu’il soit mis fin le plus rapidement possible à l’obligation de présenter un certificat dans l’hôtellerie-restauration, compte tenu de la diminution des hospitalisations des patients atteints du Covid-19. La faîtière demande aussi à la Confédération et aux cantons de réactiver les mesures pour cas de rigueur et de compenser la perte de chiffre d’affaires due au certificat obligatoire.