«Nous devons nous éloigner des préjugés»

Reto E. Wild – 17 juin 2021
La pénurie d’employés qualifiés a été exacerbée par les mesures prises contre le coronavirus. Mais des exemples montrent qu’il y a des raisons de faire preuve d’un optimisme prudent.

Texte: Reto E. Wild / Caroline Goldschmid

Bruno Lustenberger parle de «catastrophe absolue» lorsqu’on l’interroge sur la pénurie de personnel qualifié. Le président de GastroAargau et de la commission de formation professionnelle de GastroSuisse explique: «Dans la branche, nous souffrons depuis un certain temps d’une pénurie de travailleurs qualifiés. Maintenant, en plus de cela, nous perdons de nombreux spécialistes parce que les entreprises les ont mis au chômage partiel ou ont dû leur donner un préavis. Ces employés ne travaillent plus comme cuisiniers, mais dans d’autres professions. C’est alarmant.»
Trouver du personnel est souvent difficile. Au Dolder Grand, à Zurich, il y a une bonne trentaine de postes vacants; au Storchen, en vieille ville de Zurich, il y en a moitié moins. Dans les zones rurales, le problème est encore plus grave: Jeannine et Raphael Wey dirigent l’entreprise de deuxième génération, et membre de la Guilde, le restaurant Gast­haus Engel, à Sachseln (OW), qui emploie huit collaborateurs, dont deux apprentis cuisiniers. Depuis des semaines, ils cherchent du renfort pour le service. Ils ont placé des annonces dans les journaux régionaux d’Obwald à Lucerne, sur les sites de GastroObwald et de la Guilde et sur tous les médias sociaux.

Même problème en Suisse romande
Que ce soit sur les réseaux sociaux ou les sites spécialisés, les offres d’emploi pullulent aussi de l’autre côté de la Sarine: les patrons romands peinent à trouver du personnel après cinq mois de fermeture. La pénurie est telle que la RTS en a consacré un reportage dans son journal télévisé le 6 juin dernier. «Vu le nombre de personnes qui sont au chômage, je ne comprends pas pourquoi on ne trouve pas tout de suite du personnel», a déclaré un restaurateur fribourgeois. Parmi les dossiers qu’il reçoit, la plupart ne sont pas qualifiés. Selon l’agence de placement spécialisée Hotelis, la demande pour du personnel dans l’hôtellerie-restauration a augmenté de 400% entre fin mai et début juin. A Lausanne, le Café des Artisans recherche du renfort pour le service. «J’ai posté quelques annonces sur les réseaux sociaux, sur Instagram notamment, et on a de la peine à trouver quelqu’un qui correspond au profil», indique Ignacio Rodriguez, associé-gérant du café-restaurant qu’il tient avec sa sœur, Amaya Gobat. «Avant la fermeture fin décembre, nous étions déjà à flux tendu et là, depuis la réouverture complète, il y a plus de charge de travail, d’une part, et d’autre part, nous avons besoin de renfort pour permettre aux collaborateurs de prendre des vacances.»
Les deux Lausannois ont commencé par activer leur réseau: ils connaissent beaucoup de monde dans la branche. «Nous faisons aussi appel à l’Office régional de placement, mais c’est alors plus compliqué de trouver des candidats qui correspondent au profil», reconnaît Ignacio Rodriguez. En cette période, nombreux sont les jeunes à postuler pour un job d’été. «C’est contraignant de former des gens qui ne vont rester que quelques semaines. Nous voulons que la clientèle retrouve le même personnel au service.» Résultat: le restaurateur préfère attendre de dénicher le bon profil et travaille avec un réseau de copains sommeliers qui viennent à l’appel. L’établissement, qui emploie treize collaborateurs, a été récemment récompensé d’un prix remis par la Ville de Lausanne pour son engagement en faveur des personnes migrantes (GJ22/23). Ne serait-ce pas là une piste pour trouver la main-d’œuvre manquante? «Pour le service, c’est compliqué, car il faut maîtriser le français pour expliquer la carte et les vins aux clients, donc en général nous les plaçons plutôt en cuisine.»

«Un bon travail doit être bien rémunéré»
Il existe toutefois des exemples encourageants d’entreprises où la pénurie de travailleurs qualifiés n’est pas un problème. Toni Curdin Foppa (25 ans) dirige trois établissements dans la vieille ville de Coire: Da Noi (13 points au GaultMillau), Süsswinkel (brasserie moderne, 12 points) et Nayan (sushi et teppanyaki) avec un total de 35 emplois, y compris le personnel temporaire. Le jeune entrepreneur a même lancé Foppa Catering durant l’été 2020 et a ainsi assuré la livraison de pizzas à Coire durant le confinement avec parfois plus de cent commandes par jour.
Cependant, Toni Curdin Foppa n’a aucune peine à recruter des profils qualifiés pour ses restaurants. «Je paie clairement plus que le salaire minimum: un serveur gagne 5200 francs par mois. Mais j’attends aussi plus qu’un travail minimum», dit-il. Il suit la même recette pour les emplois en cuisine: un bon travail doit être bien rémunéré. En même temps, la satisfaction du client est «extrêmement importante» pour lui. «Mes collaborateurs ont envie de travailler et d’offrir une belle expérience aux clients.» Ainsi, tout le monde est gagnant: l’employeur, les employés et la clientèle.
Lorsque les restaurants étaient fermés, Toni Curdin Foppa a quand même versé à ses employés l’intégralité de leur salaire. De plus, ils recevaient également un pourboire mensuel de 100 francs. «J’ai renoncé à mon propre salaire pour investir dans l’équipe», confie le Grison. Mais il ne ménage pas ses paroles: «Les politiciens auraient dû indemniser les employés en chômage partiel à 100%, non pas à 80%. Il s’agit d’un échec de la part de nos politiques. C’est pourquoi nous avons maintenant un problème dans la branche.»
Le jeune manager se décrit comme un patron exigeant, un peu fou, et dont l’esprit s’échauffe aussi parfois. Il s’explique: «Je ne veux pas simplement embaucher quelqu’un, je veux des gens qui vont parcourir un bout de chemin avec nous, qui seront enthousiasmés par l’entreprise et le concept, puis faire en sorte que cela se réalise.» Dans ses établissements, il forme deux apprentis, et un troisième adolescent est à l’essai. «Les cuisiniers sont une espèce en voie de disparition. Nous devons investir dans l’avenir dès maintenant», souligne le restaurateur. Il imagine des campagnes d’affichage pour le recrutement d’apprentis et sait que la pénurie de travailleurs qualifiés repose sur un nombre insuffisant d’apprentis. Il est clair que les horaires de travail ne sont pas attractifs pour les jeunes qui veulent sortir le soir. «Mais il faut combattre les idées reçues et montrer les facettes passionnantes de la profession.» Selon Toni Curdin Foppa, il est essentiel que le personnel de service apprécie les plats qu’il apporte aux clients. «Les jeunes veulent être pris au sérieux.» Il donne l’impression de travailler dans la branche depuis vingt ans.

Jusqu’à 50% d’apprentis en moins
GastroSuisse alerte depuis longtemps sur la pénurie de travailleurs qualifiés et sur le nombre trop faible de jeunes souhaitant effectuer un apprentissage dans la branche. A maintes reprises, la faîtière a mis en place des mesures pour contrer le problème. Cette tendance n’est pas nouvelle, mais la nécessité d’agir est aujourd’hui plus urgente que jamais, comme le signale Richard Decurtins, responsable intérimaire de la formation professionnelle chez GastroSuisse. «Actuellement, le nombre de contrats d’apprentissage signés dans les différents cantons est de 30 à 50% inférieur à celui de l’année passée. Nous contactons activement tous les groupes cibles, les entreprises, les étudiants, les parents, les écoles et les enseignants, afin de relancer la machine qui a été à l’arrêt durant cinq mois.» L’une des raisons de ce déclin spectaculaire: les jeunes voulaient explorer d’autres horizons, mais était pratiquement impossible en raison des mesures anti-Covid. Une des mesures immédiates: en cette année exceptionnelle, il est possible de signer des contrats d’apprentissage jusqu’en octobre au lieu d’août comme d’habitude. Et une bourse de places d’apprentissage a été lancée sur www.metiershotelresto.ch, avec l’appel suivant: «Formez les professionnels de demain – nous continuerons à dépendre de travailleurs qualifiés à l’avenir.»
Cet automne, en regard de la période de recrutement 2022-2023, GastroSuisse devrait lancer, avec le soutien financier d’HotellerieSuisse, une campagne nationale comprenant des journées de sensibilisation aux métiers de la branche dans les classes d’école. Le lundi et le mardi, les entreprises ouvriront leurs portes aux étudiants, et le troisième jour, les jeunes pourront se faire une idée plus concrète en s’immergeant. Selon Richard Decurtins, la faîtière essaie de trouver une date qui convienne tant à la Suisse alémanique qu’à la Suisse romande ainsi qu’au Tessin. L’espoir demeure donc que des entrepreneurs passionnés comme Toni Curdin Foppa sortent gagnants de cette offensive.