«Nous avons la chance d’exercer un métier qui ne pourra pas être remplacé par l’IA»

Caroline Goldschmid – 25 février 2025
Dario Ranza, chef du restaurant Ciani, à Lugano, se fait l’ambassadeur de l’hôtellerie-restauration au Tessin. Il nous dit pourquoi les métiers du secteur ont un avenir et les pistes à explorer pour pallier la pénurie du personnel.

GastroSuisse lance une campagne baptisée «Avanti!» pour tenter de palier la pénurie de personnel qualifié et attirer à nouveau les jeunes vers les métiers de la branche. En tant qu’ambassadeur de l’hôtellerie-restauration, quel est le principal message que vous souhaitez passer?  
Dario Ranza: Nous devons changer l’image de nos professions auprès de l’opinion publique. Nous devons aussi arrêter de nous plaindre et de dire que nous sommes des martyrs, car ce n’est pas vrai. La majeure partie d’entre nous fait un métier qui lui plaît, fait de transmission et partage. Aujourd’hui, l’ambiance de travail est plus agréable et moins rigide que par le passé: les patrons sont plus proches de leurs collaborateurs. Aussi, il s’agit d’insister sur le fait que la branche offre de nombreuses opportunités pour les jeunes, car c’est un secteur dynamique où les jeunes trouveront beaucoup et pourront aussi donner beaucoup. Enfin, nous avons la chance d’exercer un métier qui ne pourra pas être remplacé par l’intelligence artificielle. Nous sommes des artisans: nous travaillons avec les mains, avec les sens et ça, ça ne changera pas. C’est pour cela qu’il y a un futur dans la restauration: pour les jeunes et moins jeunes, pour les gens.

Pourquoi avez-vous décidé de participer à cette campagne?
Durant toute ma carrière, j’ai dédié beaucoup de temps à la formation: j’ai eu des apprentis, j’ai formé des chefs de cuisine, j’ai enseigné à l’école hôtelière... Constater que la branche a du mal à recruter aujourd’hui, ça me fait mal. Participer à cette campagne, c’est un peu la suite de ce que j’ai fait jusqu’à maintenant.

Que devrait faire la branche dans son ensemble pour maîtriser le problème de la pénurie de personnel?
Je pense qu’on a attendu trop longtemps avant de réagir. On a longtemps comblé le manque de personnel en recrutant à l’étranger, en France, en Italie ou encore en Allemagne. Mais aujourd’hui, cela ne fonctionne plus, car les autres pays rencontrent les mêmes problèmes que nous. Il faut donc agir à la source et aller dans les écoles pour convaincre les jeunes que c’est un secteur qui peut être intéressant pour eux, que ce n’est pas un travail de fou, qu’on peut voyager et apprendre des langues et surtout que ces métiers apportent le contact humain. On doit réussir à faire comprendre aux jeunes et surtout aux familles qu’il s’agit d’un secteur attrayant et important, car il représente une ressource incontournable pour l’économie du pays et pour l’économie locale (fournisseurs, producteurs, artisans …). Plus de collaborateurs indigènes dans nos établissements garantiraient une certaine authenticité et la valorisation du terroir, donnant ainsi un signal de grande hospitalité.

Combien de personnes sont-elles employées chez vous au Ciani?
Actuellement, nous sommes 18. Nous n’avons pas d’apprenti en ce moment, mais un employé suit la formation de l’Article 33 (il a suivi une formation en Italie) et une collaboratrice suit des cours de perfectionnement dans le F&B. La disposition de la cuisine du Ciani ne se prête pas à la formation d’apprentis. Mais auparavant, de 1985 à 2019, je formais, avec mon équipe, deux à trois apprentis par an.  

Est-ce que la gastronomie attire toujours autant les jeunes ou remarquez-vous une baisse d’intérêt? 
L’intérêt des jeunes pour l’hôtellerie-restauration est peut-être un peu moins marqué et il faudrait certainement revoir la façon dont les orienteurs professionnels présentent nos professions. Certains programmes télévisés véhiculent une fausse image de la profession: on ne devient pas chef ou sommelier en cinq émissions, il faut du temps et d’abord commencer par devenir cuisinier ou employé de service. Cela dit, la moyenne d’âge des collaborateurs dans les brigades se situe autour de 30 ans, ce qui est plutôt jeune. Et c’est positif, car les jeunes sont dynamiques et ont de la vivacité. Cela m’a aidé à rester jeune d’esprit! 

Quelles sont les stratégies que vous avez mises en place au Ciani pour faire face à la pénurie de personnel qualifié?
En cuisine, c’est moins problématique: nous recevons régulièrement des candidatures spontanées. Nous avons d’ailleurs engagé récemment une Tessinoise de 22 ans en cuisine. De manière générale, nous avons commencé à rencontrer des problèmes après la crise du Covid-19, notamment en lien avec les horaires de travail. Le Ciani était ouvert 7/7 jours et après nous être penchés sur la question, nous avons décidé d’instaurer des jours de fermeture, en l’occurrence le dimanche, le lundi soir et mardi soir. Cela permet aux collaborateurs de passer trois soirs par semaine en famille. Nous avons également mis en place une fermeture annuelle du restaurant, durant trois semaines en août. 

La génération Z arrive avec de nouvelles exigences, comme pouvoir bénéficier de plus de temps libre, des semaines de quatre jours, des horaires continus, etc. Pensez-vous que les recruteurs doivent aller dans le sens des jeunes candidats?
Il est clair que les employeurs doivent s’adapter peu à peu. On ne peut pas tout changer d’un coup, mais il s’agit d’être au fait de cette évolution. Si on prend l’exemple de la semaine de quatre jours, ce n’est pas applicable dans tous les établissements. Parfois cela implique de recruter plusieurs collaborateurs supplémentaires afin d’appliquer un tournus ou d’effectuer des journées de onze heures, que sais-je. Dans un restaurant, on ne peut pas renoncer aux pics d’affluence, mais d’autre part, on ne peut pas rester ouvert s’il n’y a pas de clients: l’établissement doit être ouvert quand le client veut y aller. A chaque établissement de s’adapter au mieux, à la fois à la demande des clients et celle de son personnel. Le temps partiel peut être une solution.

Pensez-vous que l’aspect humain est important dans une entreprise pour fidéliser les employés? 
Avant d’être un employé, chacun est un être humain, avec des exigences, des forces et des faiblesses. Il s’agit d’être à l’écoute, bien sûr, et d’essayer de faire en sorte que les problèmes personnels ne deviennent pas des problèmes pour l’équipe et on cherche des solutions ensemble. Pour mes collaborateurs, je souhaite que leur famille soit mise au premier plan. Si la vie privée est en ordre, la performance et donc le rendement sont nettement supérieurs.  

A 68 ans, avez-vous toujours le feu sacré et voulez-vous continuer?
J’arrive gentiment au bout de ma carrière et j’envisage de me retirer bientôt. Je suis toujours motivé, car j’aime ce que je fais et j’aime transmettre. Celui qui était mon sous-chef, Loris Meot, est maintenant responsable. Il m’arrive encore de me mettre aux fourneaux, lors de banquets ou pour remplacer un employé malade, et je continue de guider d’un peu plus loin mes collaborateurs qui sont tous là depuis deux ou trois ans et me donnent beaucoup de satisfaction. J’aimerais accompagner le Ciani dans la ligne de ce que nous avons mis en place ces dernières années avec leur «imput», travail et idées.