«Même GaultMillau et Michelin reconnaissent les changements de valeurs»

Reto E. Wild – 06 avril 2023
Lorenz Hoja a été à la dure école du chef décédé, Joël Robuchon. Il est désormais responsable de la cuisine du nouveau Six Senses à Crans-Montana (VS). Dans cette interview, il explique pourquoi il a décidé de renoncer aux étoiles et parle de son attachement à la durabilité et à la dimension régionale de la gastronomie.

Traduction Isabelle Buesser-Waser

Le 1er mars 2023, le Six Senses de Crans-Montana, premier établissement de la marque de luxe en Suisse dans une station de ski, a ouvert ses portes. Pour la brasserie de l’hôtel, vous prévoyez d’utiliser jusqu’à 90% de produits régionaux dans un rayon de 50 kilomètres. C’est très ambitieux...
Lorenz Hoja: Nous avons presque atteint cet objectif. Normalement, un établissement Six Senses utilise en moyenne 60 à 65% de produits régionaux. Au Wild Cabin, nous en sommes déjà à 80% et nous atteindrons 90% cet été. Les poissons de la brasserie proviennent de la région, comme le sandre des Alpes du Susten (VS), le brochet du lac Léman ou les crevettes suisses de Rheinfelden (AG). Dans notre restaurant japonais Byakko, nous n’en sommes malheureusement qu’à 60%, car dans les montagnes suisses, les produits nippons sont difficiles à trouver (il sourit). D’un autre côté, je suis surpris du nombre de producteurs locaux que nous avons ici, dans le Bas-Valais.

Vous avez passé des mois à chercher des producteurs. Comment avez-vous procédé?
C’était assez difficile au début. J’ai vraiment progressé lorsque je me suis rendu au marché de Sion (VS) et que j’ai fait la connaissance d’Etienne, qui est aujourd’hui notre producteur de fromage de chèvre. Au début, il était très critique à notre égard. Mais il s’est vite rendu compte que nous étions différents des grands hôtels traditionnels. Notre collaboration a rapidement pris de l’ampleur et en l’espace d’une semaine, j’avais réuni 80% des producteurs.

En tant qu’ancien chef étoilé, quelle est votre philosophie en cuisine?
Back to basic: nous ne voulons pas d’étoile Michelin ni de restaurants gastronomiques au sens classique du terme. Nous accordons au produit le respect qu’il mérite. Pour moi, il est important d’acheter des animaux entiers. Ce matin, j’étais dans un abattoir. On m’a montré les cochons. Les têtes étaient séparées. J’ai demandé ce qu’on en faisait. On m’a répondu que personne n’en voulait. Mais moi, je peux les utiliser pour un aspic, pour un fromage de tête ou pour un bon rôti. Mes grands-parents étaient lituaniens, ils faisaient du beurre à la maison, utilisaient le saindoux et buvaient le petit-lait parce que c’est sain et fortifiant.

En toute sincérité, n’avez-vous réellement pas l’ambition d’obtenir des étoiles ou des points au GaultMillau?
Eh bien, j’ai été si longtemps et si intensément dans la haute gastronomie que je ne peux pas simplement tourner la page d’un jour à l’autre. Pendant des années, j’ai été obsédé par la perfection, et tout d’un coup, les étoiles ne devraient plus avoir d’importance. D’un autre côté, il est vrai que même GaultMillau et Michelin reconnaissent les changements de valeurs dans la gastronomie, les restaurants et les hôtels. Les clients exigent de plus en plus de durabilité. Je peux indiquer à chaque client d’où vient le lait et le nom de la vache qui le produit. C’est ce qui fait notre différence. Un jour, j’aimerais me mettre à mon compte. Est-ce que je souhaite des étoiles? Non! Mais je veux cuisiner ce qui me plaît. C’est plus important que les étoiles.

Vous avez lancé votre carrière de cuisinier à l’âge de 14 ans...
Oui, j’étais jeune et j’avais besoin d’argent. J’ai dit à ma mère que l’école n’était pas mon truc. A 12 ans déjà, j’ai effectué un stage de trois mois dans un restaurant et je rentrais à la maison à 1h du matin. Le lendemain, je devais retourner à l’école. Deux ans plus tard, j’ai commencé mon apprentissage. Les heures de travail ne m’ont jamais dérangé. Mes amis sortaient et moi, je travaillais jusqu’à minuit. Je suis entré très tôt en contact avec la gastronomie. Avec ma grand-tante, nous allions tous les dimanches à Wiesbaden pour bruncher. Elle ressemblait à la Reine Mère, avec des gants blancs et un chapeau. A 18 ans, j’ai déménagé et travaillé quelques années à Londres, puis je suis retourné en Allemagne pour faire mon service militaire dans la marine. J’ai ensuite vécu en Namibie, en Autriche, aux Maldives, à Saint-Martin dans les Caraïbes, et en 2005, je suis arrivée en Provence au Four Seasons. Cela a changé ma vie.

 

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Le chef reçoit un brochet fraîchement pêché dans le lac Léman du pêcheur Jean-Marc Bigler (en arrière plan). «Je suis surpris par le nombre de producteurs qu’on trouve ici», déclare Lorenz Hoja. (photo: Reto E. Wild)

Que s’est-il passé?
Dans ma vie professionnelle, je n’ai pas seulement découvert l’amour du métier, mais aussi celui du produit. Les Français m’ont montré ce que signifie travailler en cuisine. Lorsque je suis allé chez le coiffeur et que j’ai dit que j’étais cuisinier, j’ai soudain reçu un café et un verre d’eau. J’ai alors réalisé à quel point les gens respectent et honorent cette profession en France. C’est alors que Joël Robuchon m’a remarqué. Je suis resté dans son entreprise pendant 13 ans, du poste de chef de partie à celui de chef exécutif. A Singapour, nous avons obtenu deux étoiles du premier coup. En avril 2018, Joël m’a appelé pour que je reprenne son restaurant deux étoiles à Paris. Quand un homme comme lui le demande, on ne dit pas non. C’est un immense honneur.

Qu’avez-vous appris de Joël Robuchon, qui pouvait communiquer de manière très dure?
J’espère que je vais m’en sortir, ai-je pensé au début. Ce que j’ai appris, c’est le souci du détail, la précision dans le travail. Nous coupions les légumes à la règle, nous pesions tout. Nous avons veillé à ce que les saveurs internationales se mêlent à la cuisine française traditionnelle et à ses techniques. La perfection n’existe pas. Il faut toujours évoluer et se demander comment faire encore mieux. Celui qui se repose sur ses lauriers a perdu. J’ai aussi appris à apprécier la qualité du produit et, plus tard, à créer des plats.

Et aujourd’hui, vous êtes au Six Senses et faites face au défi que représente la durabilité.
Nous montrons aux hôtes qui sont les personnes avec lesquelles nous travaillons et nous leur proposons d’aller rendre visite ensemble à nos producteurs. C’est important pour nous. Derrière la maison se trouve un composteur, car nous avons malheureusement encore des déchets alimentaires. Celui-ci fonctionne avec des bactéries. Au bout de 24 heures, il produit un vrai bon compost que nous donnons aux viticulteurs et aux maraîchers. Peut-être à l’exception des interrupteurs, vous ne trouverez pas de plastique dans l’hôtel. Nous avons signé un accord avec tous nos fournisseurs pour qu’ils nous livrent les produits sans plastique ou qu’ils le ramènent et le réutilisent.

Revenons à la clientèle: combien de personnes externes prévoyez-vous d’accueillir dans les restaurants?
Pour le F&B, 75% seront probablement des clients externes, car nous sommes le seul hôtel de luxe à Crans-Montana sur les pistes. Même lorsque le deuxième bâtiment ouvrira en décembre 2023, nous n’aurons que 80 chambres. C’est relativement peu, d’autant que c’est unique en Valais. La clientèle locale est très demandeuse. Tout le monde veut venir.