«Ma cuisine a des goûts très affirmés – comme moi»

Reto E. Wild – 26 octobre 2023
La Slovène Ana Roš est considérée comme la meilleure cuisinière du monde et a récemment obtenu une 3e étoile Michelin pour son restaurant à Kobarid. Dans l’interview qu’elle a accordée à GastroJournal, elle parle de produits ­locaux, d’équilibre féminin, de terroir alpin – et de son dernier projet.

Traduction: Isabelle Buesser-Waser

 

La liste des succès d’Ana Roš (50 ans) ne cesse de s’allonger: en 2015, la Slovène a été élue «Talent of the Year 2015» par les Jeunes Restaurateurs d’Europe (JRE), deux ans plus tard «World’s Best Female Chef 2017», en 2020, elle a obtenu sa deuxième étoile Michelin et depuis, chaque année, l’étoile verte. Dernièrement, elle a rejoint le club des triple étoilés. Ce qui est étonnant, c’est qu’elle a appris le métier de cuisinière de manière purement autodidacte. «La cuisine n’est pas pour les gens stupides, soyez ouverts et ne vous arrêtez jamais d’apprendre», telle est sa devise. L’essentiel, c’est de s’exprimer sans vouloir plaire à tout le monde, explique la célèbre cheffe.

Après une carrière dans l’équipe nationale de ski de Yougoslavie, Ana Roš, qui parle six langues, étudie la diplomatie et les relations internationales à Trieste. Elle a fait ses premiers pas dans le service au restaurant Hiša Franko et, en 2003, elle est déjà responsable de la cuisine de l’établissement, reprenant ainsi avec son mari de l’époque, le sommelier Valter Kramar, ce qui était autrefois une auberge de village à Kobarid. L’actuel restaurant gastronomique de la vallée (ouvert du mercredi au dimanche) emploie 35 personnes de 15 nationalités différentes. 15 tables peuvent accueillir 45 couverts. En tant que client, on a l’impression de manger chez des amis – aucune trace d’une atmosphère surfaite. Dix chambres doubles invitent à passer la nuit (uniquement pour les clients du restaurant). La nouvelle carte s’intitule «50 Shades Of Life», à l’occasion de l’anniversaire de la célèbre cuisinière, qui reste très authentique.

Michelin Slovénie vous a décerné une troisième étoile il y a environ un mois. Que signifie-t-elle pour vous?
Ana Roš: La troisième étoile fait déjà partie du passé. Elle récompense notre travail à tous et notre équipe, qui est jeune, talentueuse et très motivée. Nous sommes des pionniers en Slovénie dans le domaine de la haute gastronomie. Le guide nous donne maintenant raison; nous pouvons poursuivre notre travail. Mais le plus important pour moi est que nous ne devons pas nous reposer sur notre troisième étoile, nous devons rester concentrés. Demain sera déjà un autre jour. Nous pouvons encore nous améliorer en cuisine et dans le service. Notre développement doit se poursuivre – pas pour nous, mais pour les clients.

Quelle a été la réaction des clients?
Normalement, de novembre à février, c’est la basse saison chez nous. Les clients préfèrent partir au soleil ou faire du ski. Cependant, nous constatons une forte demande pour l’hiver. Pour moi, c’est la plus belle période: le ciel et la vue sont clairs. On voit parfois jusqu’au golfe de Trieste. Nous sommes à la campagne, à 45 minutes de la frontière autrichienne et à une heure et demie de Venise. Mais notre vallée compte peu d’habitants. Nous sommes donc tributaires de la clientèle étrangère. Notre présence dans le classement des 50 meilleurs restaurants du monde nous a déjà donné une certaine visibilité. Mais une troisième étoile, c’est magique.

Le chef trois étoiles suisse Sven Wassmer a écrit que votre influence dans la branche était stupéfiante. Vous auriez fait un excellent travail de sensibilisation au terroir alpin. Qu’est-ce qui vous plaît dans ce terroir?
Le terroir alpin est très varié. Je connais notamment très bien Andreas Caminada. Mais même si nous sommes tous les deux dans la chaîne des Alpes, il vit dans un autre univers, tout comme Norbert Niederkofler dans les Dolomites. Ici, mon terroir alpin est fortement influencé par la mer, la terre et la texture des plantes. Mais en fin de compte, nous proposons tous les trois la même chose: des plats très saisonniers et très locaux.

La saisonnalité n’est pas facile dans ce type de région.
C’est vrai. Vous devez vous focaliser sur ce qui pousse à proximité. Bien sûr, en hiver, c’est difficile. Mais il existe désormais un large choix de produits issus de la nature, même quelle que soit la saison. Sven est également un grand exemple d’une approche différente de la cuisine. Mon rêve est qu’un jour la cuisine alpine devienne un «must». Nous le méritons.

Quels sont les produits que vous appréciez le plus?
Il est difficile de parler d’un seul de mes «bébés». Nous sommes surtout célèbres pour nos truites marbrées, un classique de Hiša Franko (n.d.l.r. les œufs de truite fumés constituent le premier plat après les amuse-bouches dans le menu actuel). Nous nous procurons les truites marbrées dans le lac de Bohinj et les tuons à l’aiguille, selon la méthode japonaise. Pour moi, la truite est un poisson formidable, meilleur que le bar. Mais j’aime aussi le gibier, l’agneau, la chèvre et le yaourt au kéfir.

Qu’avez-vous découvert dernièrement?
La force des fruits mûrs dans les plats salés. Dans la plupart des plats de notre menu, les fruits sont l’ingrédient principal. Ils fonctionnent aussi comme des légumes et sont tellement féminins. En fin de compte, ils reflètent notre sensibilité: nous sommes à la fois plus mûres et mères. Nous aimons les expériences gustatives intenses, mais équilibrées. Ma nourriture est très forte en goût – comme mon caractère.

Vous avez décroché la deuxième étoile dès juin 2020. Que vous a-t-il fallu pour obtenir la troisième?
Une journaliste m’a dit qu’elle ne connaissait aucun autre restaurant qui évolue aussi rapidement. Hiša Franko est en constante progression – non pas pour la troisième étoile, mais parce que nous ne sommes jamais comblés. Nous avons par exemple engagé un professeur de théâtre pour travailler la voix des serveurs. Par ailleurs, nous n’étions pas totalement satisfaits de notre offre de boissons. Je savais que la Slovène Anja Skrbinek avait un grand talent. Elle a développé des boissons fermentées et, en plus de l’accompagnement de jus, elle a composé deux accords mets et vins pour notre menu – un «classy» et un «funky». Les sommeliers ont souvent un ego surdimensionné. Anja, qui est désormais notre responsable des boissons, trouve le bon équilibre. Les clients sont aux anges.

Et vous avez une nouvelle cheffe.
Oui, la Californienne Yvonne Simon est plus jeune que moi et était auparavant sous-cheffe au restaurant Queens à San Francisco. Elle est venue chez nous à Kobarid pour un stage. Je ne savais pas si elle avait des qualités de cheffe. Mais elle avait exactement ce que je recherchais: un bon équilibre féminin funky et rock’n’roll. La féminité émotionnelle est notre première priorité. Par exemple, nos employés ne portent pas d’uniformes classiques comme dans les restaurants gastronomiques. Nos tissus sont faits de matériaux naturels et de motifs colorés, tous différents.

Choisissez-vous délibérément une majorité de femmes?
Je suis attentive aux meilleures candidatures. La responsable des boissons, notre sommelière en chef, la cheffe cuisinière, la responsable de la blanchisserie, la responsable des relations publiques: je ne les ai pas choisies parce qu’elles sont jolies. Elles sont tout simplement super.

Les femmes dans votre ligue sont cependant encore rares.
La restauration est un secteur dominé par les hommes. Mes enfants ont été élevés par une sorte de «maman gitane» et dormaient parfois dans la cuisine quand je travaillais. Je ne pouvais pas me permettre autre chose. J’aime mes enfants. Nous sommes très proches les uns des autres. Il nous arrive encore parfois de voyager ensemble. Derrière un homme qui réussit, il y a souvent une femme forte. L’inverse est difficile à dire. J’ai eu ma chance. Mais la plupart des femmes ne sont pas heureuses dans ce genre de situation et, à 40 ans, elles abandonnent leur carrière dans la restauration pour la famille.

Vous avez récemment ouvert un deuxième restaurant à Ljubljana.
Oui, j’appelle ce style le «young dining» et non bistrot. Le bistrot est une tendance stupide que tout le monde copie. Nous proposons de la nourriture à partager avec des goûts prononcés. C’est un peu égocentrique, ce que je suis bien entendu aussi. L’établissement s’appelle Jaz by Ana Roš. Jaz signifie «yeux» en arabe, mais c’est aussi un symbole de qualité. Il se trouve à proximité du pop-up, que nous avons exploité pendant sept mois jusqu’en septembre 2023.

Quels sont les défis à relever?
Nous avons perdu les traditions culinaires locales. Cette vallée en est un bon exemple: mon ex-mari tient le Hiša Polonka dans le centre de Kobarid. Un restaurant typique comme le Polonka devrait exister dans chaque village slovène – avec des spécialités comme le frika au fromage de Tolmin et aux pommes de terre ou les pâtes traditionnelles. N’oublions pas notre passé; il est la base de l’avenir.

Avec une telle réputation, le manque de personnel qualifié ne vous pose pas de problème?
En fait, cela ne m’a jamais posé de problème. Mon apparition dans la série «Chef’s Table» sur Netflix m’a beaucoup aidée. En 2016, le monde entier voulait venir chez nous. Les jeunes cuisiniers regardent aussi le classement de «The World’s 50 Best Restaurants», dont nous faisons partie. Cependant, la pénurie de personnel qualifié n’est pas seulement un problème en Europe, mais dans le monde entier. C’est pourquoi les spécialistes RH nous mettent en contact avec des professionnels des Philippines ou d’Inde. Le Covid a provoqué un désastre sur le marché de l’emploi.

Quelle est l’importance des réseaux sociaux et de Netflix pour vous?
Avant, je n’avais aucune idée de ce qu’était Netflix, car je ne regardais pas la télévision. Quand j’ai reçu une demande de Netflix, je n’ai d’abord pas répondu. Avec la diffusion, ma vie a changé. Avec les réseaux sociaux, c’est pareil. Ils aident à diffuser notre travail. Si un restaurant n’a pas de compte Instagram, il n’existe pas pour beaucoup de gens.