L’exotisme de l’Ethiopie, made in Switzerland

Isabelle Buesser-Waser – 05 décembre 2024
A Lausanne, Daniel et Tigest Alemu proposent une expérience culinaire éthiopienne complète et authentique en misant sur des produits locaux et des préparations maison qui s’adaptent à tous les palais. De la place de l’Ours à Georgette, le Nil Bleu traverse la ville et surmonte les épreuves sans sourciller.

Daniel et Tigest Alemu ont ouvert le Nil Bleu il y a 17 ans. «Je ne me vois pas ailleurs, c’est tout ce que je sais faire», lance Daniel (50 ans). Arrivé en 1994 d’Addis-Abeba avec sa famille, le vaudois originaire d’Ethiopie trouve son premier emploi dans les cuisines de l’hôtel Beau-Rivage Palace à Lausanne. Il y travaille pendant près de six ans puis intègre l’équipe des banquets et suit une formation en gestion des achats et du personnel. Au fil du temps, il pense à ouvrir son propre établissement avec son épouse, Tigest (48 ans). Il complète donc sa formation avec des cours de cuisine et de service chez GastroVaud et concrétise son rêve en 2007. Pour l’aider dans la gestion du Nil Bleu et prendre en main le service, Daniel peut compter sur l’expertise de son épouse. Egalement arrivée en Suisse dans les années 90, Tigest termine son école obligatoire dans le canton de Vaud et poursuit sa formation avec un apprentissage de spécialiste en restauration au sein d’un restaurant gastronomique à Lausanne.
Au départ, le couple comptait sur une équipe d’employés en cuisine et s’occupait principalement de la gestion ainsi que du service. Toutefois, Daniel doit parfois composer avec des absences de dernière minute et naturellement, il reprend les fourneaux. «J’ai toujours aimé cuisiner, mais en Ethiopie, ce sont les femmes qui s’occupent de cette tâche. Quand j’ai pris le rôle de chef, ça n’était pas toujours bien vu, mais aujourd’hui notre communauté s’y est habituée et voit que je fais du bon travail!»

Une clientèle fidèle et hétérogène

Le Nil bleu jouit d’une clientèle fidèle, qui apprécie la qualité de l’offre et revient régulièrement. «Nous accueillons beaucoup de Lausannois ainsi que des clients résidant dans la région, mais aussi des personnes qui travaillent dans le quartier, et, bien sûr, beaucoup de membres de la communauté éthiopienne.» Afin de faire découvrir les saveurs de l’Abyssinie sans brusquer les papilles peu habituées au piment, Daniel adapte ses plats. «Notre plat de dégustation est une version adoucie des spécialités éthiopiennes. Mais pour ceux qui aiment le piment, je mets à disposition des épices afin d’ajuster l’assaisonnement. Et quand nos hôtes sont originaires d’Abyssinie, c’est bien plus épicé», explique le restaurateur. «Mais on ne peut pas faire de généralité, c’est pourquoi je m’adapte aux goûts de chaque client, certains Européens sont habitués aux plats forts et certains Ethiopiens demandent quelque chose de plus doux.»

Une cuisine dans l’air du temps

«Pour moi, la cuisine éthiopienne est la meilleure au monde!», s’exclame le chef. «Elle est saine, convient très bien aux végétariens et même aux personnes intolérantes au gluten.» En effet, composé d’un grand nombre de légumes, de lentilles et de féculents, le plat de dégustation végétarien n’a rien à envier à sa version avec viande. Il répond parfaitement aux nouvelles exigences d’une clientèle plus attentive à l’environnement et à sa santé. Caractéristique de l’Abyssinie, l’injera constitue la majeure partie des féculents qui accompagnent les mets. Il s’agit d’une sorte de grande crêpe qui se trouve au fond du plat et est recouverte de différentes préparations à base de légumes ou de viande. Cette galette est fabriquée à partir de farine de teff, une céréale qui pousse dans la corne de l’Afrique et ne contient pas de gluten. Ces caractéristiques séduisent de nombreux clients et aujourd’hui, le plat de dégustation végétarien est le plus demandé dans l’établissement lausannois.

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Afin de faire face au flux de clients de plus en plus variable, Daniel Alemu jongle avec une soupe maison qui fait patienter les convives pendant qu’il adapte le volume de préparations (photo: Nicolas Righetti)

Entre saveurs d’Afrique et produits locaux

Dans les cuisines du Nil Bleu, tout est fait maison. De l’injera au vin au miel servi en apéritif. «Je fais venir les produits qu’on ne trouve pas ici directement d’Addis-Abeba, comme la farine de teff ou les épices. Pour le reste, j’essaie de travailler au maximum avec des producteurs locaux. Les clients demandent de plus en plus d’où viennent les produits», explique le Vaudois d’adoption. La viande est également majoritairement Suisse, mais pour l’agneau, Daniel a dû faire un choix: «Le prix de l’agneau suisse est trop élevé. Si je ne veux pas faire fuir les clients avec des plats trop chers, je suis obligé de faire quelques concessions.»
Au Nil Bleu, une attention particulière est donnée aux boissons. Le repas débute avec un tej fait maison, un vin au miel typique qu’on sert en apéritif, et se termine avec la traditionnelle cérémonie du café. «Les clients commandent le café en début de repas, car nous le torréfions sur place. Cela prend beaucoup de temps», explique Daniel Alemu. En effet, pour la cérémonie du café, les tenanciers achètent des graines de café vert éthiopien, puis ils le torréfient et écrasent les grains avec un pilon sur place, alors que les convives dégustent leur repas. En plus de ces deux boissons traditionnelles, Tigest propose également du vin suisse, des kombuchas lausannois, des sodas au gingembre genevois, et des bières éthiopiennes fabriquées en Appenzell avec des variétés de céréales africaines, selon les traditions brassicoles des anciens Egyptiens. «J’aime travailler avec des producteurs locaux. La plupart des boissons que nous proposons sont fabriquées par des gens que nous connaissons et qui sont aussi des clients.»

Loyer et Covid

Cette offre de qualité, qui mêle tradition éthiopienne et produits locaux, fait ses preuves, et durant les 13 premières années d’exploitation, le Nil Bleu se construit une solide réputation et voit l’avenir sereinement. Mais en 2019, l’immeuble qui héberge le restaurant à la place de l’Ours est vendu et le nouveau propriétaire augmente le loyer de 2000 francs par mois. «Ce n’était pas viable, nous nous sommes donc installés dans ce nouveau local à Georgette en juillet 2019. Certains habitués nous ont suivis, mais ceux qui travaillaient à côté et venaient chez nous à midi se sont tournés vers des établissements plus proches. Nous devions donc reconstruire une partie de notre clientèle et cela ne se fait pas en un jour», confie Daniel Alemu.
Un premier coup dur pour le couple, qui, à l’instar de tous les acteurs de la branche, voit arriver le second quelques mois plus tard: Covid et mesures sanitaires. «C’était très difficile, nous étions en train de nous battre pour retrouver les chiffres verts quand la pandémie est arrivée. Nous avons perdu beaucoup d’argent.» En effet, les dettes s’accumulent pour le couple Alemu, qui les rembourse encore aujourd’hui. «Par ailleurs, les habitudes ont changé, les clients viennent moins au restaurant à midi et leur pouvoir d’achat a baissé. Il est très difficile d’anticiper.»
Mais Tigest et Daniel Alemu ne baissent pas les bras. Pour pouvoir faire face aux défis financiers et rembourser les dettes du Covid, ils réduisent leur équipe et travaillent désormais à deux: Tigest au service et Daniel en cuisine. «Comme je suis tout seul, je dois toujours être prêt pour faire face à l’imprévisible. Je dois pouvoir gérer un restaurant plein à midi, sans devoir jeter des préparations lorsque les clients ne sont pas au rendez-vous», indique Daniel. Ainsi, le cuisinier prépare toujours une soupe maison avec des légumes de saison en amont. «Cela me permet de faire patienter un peu les clients lorsque je dois relancer des préparations pour un plat.» Pour combler les manques en termes de personnel, leurs trois enfants viennent donner un coup de main, quand leurs études le leur permettent. Et pour reconstruire une clientèle stable, ils comptent aussi sur la nouvelle génération Alemu, qui produit de petites vidéos et alimente les réseaux sociaux.

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Les plats de dégustation sont très prisés dans le restaurant éthiopien. La version végétarienne séduit particulièrement une clientèle attentive à l’environnement et à sa santé.