Gastronomie

La Française aux huit étoiles

Reto E. Wild – 21 mai 2021
Anne-Sophie Pic est une cheffe triplement étoilée, ­basée à Valence. A Lausanne, elle est à la tête de la table gastronomique du Beau-Rivage Palace. Elle nous ­explique sa philosophie, comment elle gère le lockdown et pourquoi elle aime tant la Suisse.

Traduction: Caroline Goldschmid

Fin avril, GastroJournal a eu la chance de rencontrer la grande cheffe française Anne-Sophie Pic dans son restaurant gastronomique éponyme, situé au sein du luxueux hôtel Beau-­Rivage, à Lausanne. Gracile et empathique, elle est restée modeste malgré son succès, s’excuse pour le retard et compense par une énergie pétillante et des réponses visionnaires. Plutôt que d’échanger masqués, nous avons opté pour la distance sociale.

Combien de fois vous rendez-vous à Lausanne en cette période de pandémie?
Anne-sophie pic: Avant ce voyage, la dernière fois que j’étais venue au Beau-Rivage, c’était en décembre, pour préparer la réouverture du restaurant de l’hôtel. Il n’a finalement été ouvert qu’une quinzaine de jours durant puisque les restaurants de Suisse ont dû à nouveau fermer leurs portes avant Noël. Mais le chef du restaurant, Kévin Vaubourg, est venu à trois reprises à Valence (n.d.l.r.: c’est dans cette ville sise sur la rive gauche du Rhône, entre Lyon et Avignon, que se trouve l’hôtel-restaurant Maison Pic depuis 1889).

Comment se passe la collaboration avec Kévin Vaubourg?
Il vient à Valence pour trois ou quatre jours à la fois. Nous travaillons ensemble sur de nouvelles recettes et échangeons sur les associations de saveurs et la structure des plats. Ce faisant, je crée un cadre aromatique. Ensuite, nous finalisons les menus. Quand je suis à Lausanne, je vérifie si la mise en œuvre est telle que je l’envisage dans le détail.

Vous êtes soumise à un stress permanent, parce que vous totalisez huit étoiles Michelin: trois étoiles pour la Maison Pic à Valence, deux étoiles à Lausanne, deux pour la Dame de Pic à Londres et une pour la table du même nom à Paris ...
En effet, cela représente une certaine pression. De plus, lorsqu’on ouvre un restaurant, on est aussi à la recherche de reconnaissance. La plupart du temps, je ne fais pas attention aux étoiles, mais plutôt à l’appréciation de notre travail par les clients.

En outre, vous dirigez une école de cuisine qui est également ouverte aux enfants. Entre la fonction de cheffe de cuisine et celle de manager, laquelle occupe une plus grande place?
C’est une bonne question. Il faut que dire que je ne suis pas propriétaire de tous les restaurants que je gère. Mon mari et moi nous partageons le travail: il s’occupe des affaires et moi de la cuisine. Bien sûr, je gère aussi le service et les équipes. Je leur donne une structure et j’amène le personnel au niveau où je veux qu’il soit, d’une certaine manière. Mais en fin de compte, c’est moi qui suis responsable de la créativité des menus.

Nous traversons actuellement la plus grosse crise que le secteur de la gastronomie ait jamais connue depuis la Seconde Guerre mondiale. Qu’est-ce que cela implique pour vos restaurants de Lausanne et Valence?
Nous avons dû organiser le service différemment, assurer une plus grande distance entre les tables. En même temps, cette période difficile est aussi une chance à saisir, car nous intégrons encore plus de produits provenant de fournisseurs locaux. Cela prend du temps à mettre en place et, du temps, nous en avons maintenant. Nous avons également installé une serre de plantes aromatiques à Lausanne. Grâce à cela, nous visons l’autosuffisance. Je suis originaire de la vallée du Rhône. C’est pourquoi j’accorde beaucoup d’importance à des plantes comme le thym et le romarin.

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Anne-Sophie Pic dans sa cuisine à Valence: «Mon mari gère les ­affaires et moi la cuisine.» (photo: J. F. Mallet)

 

Que conseillez-vous aux restaurateurs afin de les aider à surmonter cette crise?
En France, l’aide de l’Etat nous est très utile. Avec mon mari, nous avons décidé de ne pas cesser nos activités, mais au contraire de créer de nouveaux emplois. Avec le service «click & collect», nous pouvons livrer des menus dans toute la France. Même les hôtels parisiens qui ont fermé leurs cuisines passent commande chez nous. Nous livrons environ 250 menus chaque semaine. Une entrée, un plat principal de viande ou de poisson et un dessert sont facturés 78 euros (n.d.l.r.: environ 85 francs). De cette façon, nous restons en contact avec les clients et pouvons conquérir de nouveaux segments de clientèle. Nos collaborateurs aident à la préparation des menus à tour de rôle afin de ne pas perdre la main. La crise a au moins l’avantage de faire émerger des talents dont on ne soupçonnait pas l’existence. Faire face à la situation et s’y adapter est la meilleure chose que vous puissiez faire.

Comment trouvez-vous des producteurs locaux?
Cela fait une douzaine d’années que je travaille à Lausanne. Durant tout ce temps, j’ai réussi à réunir un grand nombre de producteurs. Et je reçois également des demandes de collaboration. Il m’arrive aussi de demander aux producteurs s’ils ont un confrère à recommander. En fait, je suis toujours très ouverte à l’idée de découvrir de nouveaux produits et de qualité. L’accent mis sur les produits locaux, comme le poisson du Lac Léman, est très important pour moi, afin de transmettre l’esprit du lieu dans mes plats.

A Valence, votre nouveau menu dégustation est structuré en séquences, comme une sorte de performance artistique. Les plats sont accordés aux boissons, avec ou sans alcool ...
Nous allons introduire ce concept à Lausanne dès le mois de septembre. L’Argentine Paz Levinson est cheffe sommelière pour tous nos établissements. Elle était à l’origine poétesse et a décidé de se plonger dans le monde du vin. Aujourd’hui, elle en sait aussi énormément sur le thé, le café et autres boissons non alcoolisées. Nous aimons le vin. Mais nous voulons offrir une alternative à ceux qui ne boivent pas d’alcool, par exemple durant le déjeuner. C’est pourquoi l’accord mets et boissons non alcoolisées sera également proposé en Suisse à partir de septembre. La préparation de ce mariage relève de l’alchimie et exige beaucoup de travail.

Est-il difficile de trouver du personnel en ce moment?
La plupart des employés qui travaillent au restaurant de Lausanne viennent de France. Soyons honnêtes: une fois que les Français découvrent le travail en Suisse, ils ne veulent plus travailler dans leur pays. La langue, la proximité géographique et une certaine insouciance sont très appréciées. Nous recrutons de nombreux employés dans l’équipe de Valence, où nous les formons également. Quand ils sont prêts, nous leur proposons le transfert vers la Suisse. Ce faisant, nous veillons à ce que les équipes soient mixtes, car lorsque les femmes et les hommes travaillent ensemble, cela donne une meilleure atmosphère et une meilleure qualité de travail.

Vous parlez toujours de la Suisse avec enthousiasme ...
Oui, j’aime beaucoup la Suisse. C’est ma deuxième maison. J’espère que les Suisses m’adopteront un jour. Et je suis très intéressée par les producteurs locaux. Hier, j’ai rencontré le fromager Jacques Duttweiler de Thierrens (VD). Avec lui, nous avons créé un marché ouvert au public avec des producteurs locaux, qui se tient chaque année dans le jardin du Beau-Rivage. Cette année, il aura lieu le 27 août. Marie-Thérèse Chappaz sera notamment de la partie. Pour moi, c’est une contribution à mes partenaires, une façon de les remercier, car sans eux je ne pourrais pas cuisiner.

Pourquoi la Suisse?
Je m’y sens très bien. Je suis une grande fan de ce mode de vie un peu plus détendu. Au début, on ne sait pas vraiment comment aborder les Suisses. Mais au bout du compte, ils sont très loyaux. Ces personnes et leurs produits me donnent une inspiration incroyable.

A quel moment êtes-vous le plus créative?
Les dégustations et les rencontres me rendent créative. Il y a deux jours, je me suis promenée avec Michaël Berthoud des Cueilleurs Sauvages, à Pully (VD). Il m’a montré de nombreuses plantes sauvages, comme l’ail des ours et le sureau noir. Durant cette balade en forêt, j’ai découvert de nombreuses choses que je veux intégrer dans mes menus.

Parmi tous les plats que vous avez créés, lequel est votre préféré?
A Lausanne, il s’agit d’une fondue Moitié-Moitié à base de Vacherin fribourgeois et de Gruyère, que j’enveloppe dans une pâte fine. Appelé «Berlingot», ce mets renferme une version concentrée de la Suisse.