La cochonaille de Lisibach: du porc de haut vol

– 13 octobre 2022
En Suisse, l’automne est souvent synonyme de cochonaille. Dans les restaurants de village, on sert du boudin, des saucisses et des jarrets de porc, des oreilles et des abats. Pour ses préparations, la cheffe étoilée Bernadette Lisibach mise sur des bêtes très particulières du voisinage: les cochons noirs des Alpes, Jackie et Obelix.

Traduction: Isabelle Buesser-Waser

Ça grogne, ça se goinfre et là, au milieu, se trouve Bernadette Lisibach. A cinq minutes à pied de son restaurant «Neuen Blumenau», à Lömmenschwil, en Thurgovie, la cheffe de renom nourrit des cochons noirs des Alpes. Bientôt elle en préparera deux – nommés Jackie et Obélix – dans la cuisine de son établissement: du 26 au 29 octobre, la cochonaille est à l’ordre du jour dans le restaurant gastronomique. Queues, oreilles, boudin noir, saucisse de foie, jarrets de porc et autres – pour une fois, l’ambiance sera plus rustique chez «Lisi».
Manger de la cochonaille est une tradition qui a vu le jour dans les années 1940, dans le cadre de la professionnalisation et de l’industrialisation de la production de viande. Avant cela, c’était plutôt un plat familial, dans les nombreuses fermes qui élevaient des cochons. Nourrir un porc pendant l’hiver n’était pas à la portée de tous. C’est pourquoi on mange la cochonaille en automne, aujourd’hui encore. La plupart du temps dans un simple bistrot, mais rarement dans un restaurant étoilé.
«Oui, c’est un exercice d’équilibriste», dit Bernadette Lisibach, bien que chez elle, le «Metzgete» (n.d.l.r.: expression germanique désignant une forme de choucroute garnie de morceaux de viande issus de toutes les parties du porc) ne signifie pas que des plats de viande sont transportés à travers la salle de restaurant. Elle prépare plutôt des petites portions, des bouchées passionnantes à déguster, une expérience gourmande de terroir. Les plats sont servis les uns après les autres. Une quarantaine de convives l’attendent avec impatience, des habitués et des fans de cochonaille. Il doit y avoir de tout pour tout le monde. Des morceaux nobles, des saucisses, mais aussi des variantes de viande hachée. «Une cuisine honnête», décrit-elle. «Une bonne viande hachée, c’est super et on n’en trouve pas souvent. La plupart du temps, la viande s’affaisse complètement dans la poêle parce qu’elle est pleine d’eau.»

Un élevage tenu par un sommelier et un plâtrier

Bien entendu, ses porcs ne sont pas des animaux ordinaires. Cette année, elle mise pour la première fois sur les cochons noirs des Alpes qui sont élevés juste à côté – une aubaine pour celle qui a été consacrée Cuisinière de l’année par GaultMillau en 2015. L’idée est apparue entre deux schnaps. Deux amis d’enfance des environs discutaient de leur région: l’un trouvait qu’on voyait toutes sortes de choses en se promenant, mais pas de cochons. L’autre a ri et l’aventure a débuté. C’est ainsi que Luis Gubelmann et Michael Huber – sommelier et plâtrier à plein temps – élèvent des cochons depuis un an.
Ils misent sur une race alpine primitive dont la population a fortement diminué au cours des 100 dernières années et qui n’est relancée que depuis environ dix ans: le cochon noir des Alpes. Léger et solide, il ne craint pas les coups de soleil grâce à sa couleur foncée. Il est considéré comme peu exigeant et robuste et peut être élevé toute l’année en plein air. Pour les nourrir, les deux amis ne laissent rien au hasard: tous les jours, ils vont chercher une grande caisse d’invendus à la Migros locale pour 2 francs. «Je pourrais facilement en manger moi-même», raconte le plâtrier. Et pour compléter les rations, le duo fait préparer de la nourriture supplémentaire pour ses quelque 60 porcs. Cela permet de faire grandir les animaux de manière saine. Une croissance lente permet d’obtenir un excellent rapport graisse/viande et des valeurs d’oméga-n3 supérieures à la moyenne.

L’abattoir, une étape difficile pour l’éleveur

Aujourd’hui, Bernadette Lisibach participe elle-même à l’alimentation des porcs. Elle les gâte avec des raisins, des tomates et d’autres légumes qui n’ont pas trouvé preneur à la Migros. «J’ai grandi avec les cochons, mes parents avaient une ferme», révèle cette femme de 48 ans. La rencontre avec les animaux lui procure du plaisir, le travail en cuisine avec des produits locaux est pour elle une telle évidence qu’elle n’en ferait jamais une publicité tapageuse.
Pour Michael Huber, cette idée bizarre s’est transformée en un clin d’œil en un hobby qui lui prend beaucoup de temps. Presque tous les jours, il va lui-même chercher la nourriture et rend visite à ses cochons. «C’est ainsi que les coûts s’accumulent», avoue-t-il. «Il ne faut pas sous-estimer l’effort.» L’effort mais aussi la qualité de la viande ne laissent pas de doute: cette viande doit être destinée à la haute gastronomie et aux amateurs. «La qualité est incroyable», s’enthousiasme le plâtrier. «Certes, je n’achète presque jamais de viande bon marché, mais celle-ci surpasse tout.» Cependant, Michael Huber ne fait pas le trajet jusqu’à l’abattoir. «Je l’avoue: à ce moment-là, je ne peux pas regarder les animaux dans les yeux.»
Lorsque les deux éleveurs amateurs sont venus présenter leur viande chez Bernadette Lisibach, celle-ci n’a pas hésité. Bien sûr, elle a d’abord voulu la goûter elle-même, mais ensuite, pour la cheffe étoilée qui détient 17 points au GaultMillau, c’était une évidence: «Je devais soutenir ce projet. Je voulais participer à leur joie.» Finalement, cela fait déjà onze ans qu’elle cuisine la cochonaille, depuis ses débuts dans le «Neue Blumenau». «Au départ, beaucoup me disaient que je ne pouvais pas servir de porc. J’ai toujours répondu qu’un cochon méritait autant de place dans notre cuisine que d’autres animaux. Beaucoup associent le porc au cholestérol et à la graisse. Mais si on élève un cochon correctement, il n’a pas plus de graisse que les autres animaux.» La grande qualité des plats passe bien sûr par un travail manuel précis en cuisine. «Il est important de respecter des températures lors de la saisie, pour que la viande reste juteuse. Ensuite, il ne faut pas trop la cuire, sinon le goût s’altère. Les plats mijotés prennent vraiment beaucoup de temps.»

 

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La cheffe Bernadette Lisibach cuisine la viande des cochons noirs des Alpes avec précision et beaucoup de respect pour ce produit de grande qualité (photo: Daniel Winkler)

Le goût et les classiques plutôt que les fioritures

Pour les accompagnements, Bernadette Lisibach renonce aux expérimentations et aux artifices. «Le Ribelmaïs, la compote de pommes, les quartiers de pommes, la salade de betteraves avec un peu de cumin, le chou blanc braisé et les pommes de terre font partie de la cochonaille, et la choucroute aussi, bien sûr. Tout cela provient évidemment de la région.» Le client ne doit pas reconnaître la qualité exceptionnelle des plats par les fioritures, mais par le goût. «Je fais cuire les betteraves au sel pour qu’elles ne perdent pas leurs arômes.» Et pour le dessert? Là aussi, la cheffe reste dans les classiques: tarte aux pommes, crème au chocolat, flan au caramel. «Nos clients apprécient beaucoup l’honnêteté: les produits sont toujours reconnaissables dans l’assiette.»