Carole Befolo (31 ans) présente sa cuisine issue d’un métissage entre la gastronomie à la française et la cuisine africaine à l’Hôtel Eastwest à Genève jusqu’au 20 juin. Elle se consacre à son projet «Africanisant» depuis le printemps 2023. Afin de valoriser ce type de cuisine, elle a également lancé un magazine en mars 2024.
Carole Befolo, vous investissez les cuisines de l’Hôtel Eastwest à Genève pendant un mois et demi. A quoi peuvent s’attendre les clients du restaurant?
Carole Befolo: Ils peuvent s’attendre à une cuisine gastronomique décomplexée, aux accents africains. J’introduis subtilement des saveurs venues d’Afrique autour des grandes tables, sans forcer, avec beaucoup de naturel et d’élégance.
Sur votre site internet, vous mettez en avant les circuits courts. Comment cela se conjugue-t-il avec vos influences africaines?
En tant que cheffe à domicile, j’ai toujours travaillé avec des produits locaux. C’est plus complexe lorsqu’il s’agit de proposer des plats typiquement africains durant les événements «Africanisant»: certains ingrédients sont difficiles à trouver ici. Je parviens à me procurer du manioc, de l’igname, mais d’autres produits spécifiques doivent être achetés dans des épiceries spécialisées. Le ndolé, par exemple, une feuille très utilisée dans la cuisine camerounaise, n’existe ici qu’en version surgelée, donc je ne l’utilise pas. Je me concentre sur une cuisine d’inspiration camerounaise, avec des plats traditionnels comme le koki, l’ikomba ou le mafé, qui étaient souvent considérés comme des plats «pauvres», mais auxquels je redonne leurs lettres de noblesse.
Utilisez-vous des techniques de cuisine africaines peu connues ici?
Oui, mais avec parcimonie. J’ai gardé des gestes traditionnels, comme celui du façonnage des beignets à la paume de la main. Le Ndomba, un plat de fête cuit dans des feuilles de bananier, est également à la carte. Sinon, j’adapte les plats africains aux techniques européennes. Par exemple, pour le mafé, je conserve la sauce traditionnelle, mais je lisse le tout et je cuis le poulet comme on le ferait ici. Je donne un coup de jeune à la cuisine africaine tout en restant fidèle à ses goûts. Avant de mettre un plat à la carte, je le fais toujours goûter à ma mère. C’est elle qui valide le goût. Pour mon espuma de manioc, j’ai ajouté de la crème, mais à part ça, je n’utilise ni beurre ni crème.
Comment une clientèle internationale, comme celle d’un hôtel genevois, accueille-t-elle votre cuisine?
Je travaille énormément pour que cela fonctionne. Je suis dans une démarche pédagogique: les gens ne sont pas encore complètement prêts à franchir la porte d’un restaurant africain gastronomique. C’est pourquoi je multiplie les pop-up. Cette résidence est une étape importante pour faire découvrir ma cuisine dans un cadre rassurant.
Vous avez passé votre enfance en Afrique ...
Je suis née au Cameroun et j’ai rejoint ma mère en France à l’âge de 7 ans, après le décès de mon père. Il était cuisinier et je voulais suivre son exemple. J’ai donc obtenu un BEP, un bac pro, puis un BTS en cuisine. Ensuite, j’ai travaillé à Genève, notamment au Café des Bains et chez Monsieur Bouillon. Puis j’ai choisi de me mettre à mon compte.
Vous avez évolué dans de belles maisons. Quelle expérience vous a le plus marquée?
Le Café des Bains a été une étape charnière. J’y avais carte blanche. Cela m’a permis de grandir très vite. C’était encore une cuisine bistronomique européenne, mais cette liberté m’a permis de mûrir ma vision.
Pourquoi avoir lancé un restaurant éphémère et un service de cheffe à domicile?
Parce que je voulais éduquer le public à la cuisine africaine. Quand j’ai commencé, je cherchais des modèles de chefs africains, mais je n’en trouvais pas. J’ai appris la cuisine africaine chez moi avec ma mère. Lorsque je suis arrivée au Château des Comtes de Challes à Challes-les-Eaux (F) et que j’ai vu le chef Pascal Colliat, j’étais impressionnée par son allure, son charisme. C’était comme voir l’image de mon père … mais en blanc. Ça a été un modèle pour moi, tout comme Anne-Sophie Pic, mais je n’ai pas trouvé de mentor qui soit issu de la même culture que moi, avec des racines africaines. Ma maman m’a alors dit d’être mon propre modèle et de faire ce que je voulais.
Puis le Covid est arrivé et ça a été un tournant. C’est à ce moment-là qu’est né le concept de «L’Africanisant», inspiré du mot «japanisant» qu’on voyait partout à l’époque. Aujourd’hui, je suis là où je voulais être, je vis mon rêve!
Etes-vous entourée d’une équipe?
Au départ, je faisais tout toute seule. Aujourd’hui, je suis en train de constituer une équipe plus stable, même si je continue de travailler en solo pour certains événements ou lorsque je travaille comme cheffe à domicile. Jusqu’à maintenant, pour les pop-up, je formais une nouvelle équipe à chaque fois. Il faut que la mayonnaise prenne très vite. J’explique les épices, les produits … En général, ça fonctionne plutôt bien.
Quels sont les avantages de ce modèle éphémère?
Cela me permet de préparer le public à une autre façon de percevoir la cuisine africaine. C’est une étape de sensibilisation.
Et les limites, est-ce viable économiquement?
C’est un modèle plus risqué financièrement. En un mois et demi, il faut aller vite. On n’a pas le temps de construire une clientèle fidèle, il faut que ça marche tout de suite. C’est donc un équilibre complexe. Je finance tout moi-même et je commence seulement à voir les résultats. Pour les premiers pop-up, j’ai perdu de l’argent. Mais oui, si ça fonctionne, c’est viable. Même si la pression reste forte.
Est-ce facile de s’adapter à un nouveau lieu et à une nouvelle clientèle à chaque fois?
Je fais tout pour que ma cuisine trouve un écho auprès de la clientèle locale. A l’Eastwest, je joue la sécurité. J’ai repris un menu déjà rodé à Lyon. Pour les clients privés, je m’adapte beaucoup plus.
Avez-vous un plat signature?
Je dirais l’œuf marbré et le carpaccio de Saint-Jacques. Mais j’ai surtout des produits signature: l’œuf ou le pigeon, qui est très utilisé notamment au Maroc.
Quels sont vos projets après ce pop-up à l’Eastwest?
Je vais reprendre mon activité de cheffe à domicile, j’ai déjà des demandes. Un rooftop à Lyon m’a également sollicitée. Tout dépendra de comment se termine cette résidence. Si tout se passe bien, j’aimerais revenir pour un pop-up en septembre.
Et à long terme? Souhaitez-vous ouvrir votre propre établissement?
Oui, à terme, j’aimerais ouvrir un restaurant gastronomique d’influence africaine qui s’appellerait «L’Africanisant». Tant que je ne fais pas 15 couverts par service, c’est que le public n’est pas encore prêt. Mes clients privés ne fréquentent pas encore les restaurants africains. Je veux changer cela.
Vous gagnez de l’expérience à chaque pop-up.
Oui, absolument. J’ai commencé au Château Montchat à Lyon. C’était une belle aventure, même si j’y ai perdu des plumes. Puis j’ai ouvert un nouveau pop-up sur un rooftop également à Lyon pour lequel j’ai moins perdu. C’est là que j’ai fait un burn-out. Mais j’ai rebondi, notamment grâce à mon activité de cheffe à domicile. Aujourd’hui, je me fais accompagner par une agence de communication. Je fais attention à ne pas répéter les mêmes erreurs. Il faut savoir bien s’entourer.
Comment élaborez-vous votre carte, notamment pour les boissons?
Je collabore avec des sommeliers pour composer une carte des vins locaux en accord avec mes plats. J’inclus systématiquement du bissap et du jus de gingembre maison. La carte des mets évolue à chaque résidence, mais j’insiste souvent sur les mêmes plats pour qu’ils s’ancrent dans les esprits. Le jour où le mafé sera entré dans la norme gastronomique, au même titre que les classiques asiatiques, italiens ou français, je passerai à autre chose.
Comment est né le magazine L’Africanisant?
Je lisais le magazine Thuriès depuis mon enfance, et je n’y voyais jamais de chefs ou cheffes noires. Mon rêve était d’y figurer. Un jour, ma mère m’a suggéré de créer mon propre magazine. J’ai rencontré une journaliste formidable qui m’a aidée à le lancer. J’ai tout financé moi-même. A long terme, le but est de mettre en lumière d’autres chefs africains dans chaque numéro.
Vous accordez beaucoup d’importance à l’image.
Je préfère me concentrer sur la presse et les contacts réels. Je soigne beaucoup mon image. Je veux que tout soit carré. L’image est essentielle, surtout dans ce métier.