Cuisiner, là-haut sur la montagne

Isabelle Buesser-Waser / Photos: Lisa Roehrich – 14 juillet 2022
Les montagnes constituent un atout touristique de taille pour la Suisse. Et qui dit tourisme, dit restauration. De ­nombreux établissements d’altitude parsèment donc nos montagnes malgré les défis, du lac Léman aux Grisons, en passant par le sud des Alpes et le Tessin.

En 2020, 4 millions de Suisses, soit 57 % des personnes de plus de 15 ans, pratiquaient régulièrement la randonnée sur les quelques 65 000 kilomètres de chemins pédestres qui sillonnent notre pays, selon une étude de Suisse Rando. A cela s’ajoutent de nombreux touristes étrangers, près de 300 000 en 2019 indique un dossier paru en mai 2019 dans «Terre & Nature». Cette pratique rapporterait environ 2,5 milliards de chiffre d’affaires selon le même dossier. Des chiffres qui ne cessent d’augmenter. «Entre 2013 et 2019, la part de randonneurs a augmenté de 12,6 points de pourcentage», peut-on lire dans l’étude de Suisse Rando. Et la pandémie n’a fait qu’accélérer cette tendance: «Avec le Covid, les refuges et cabanes ont constaté une augmentation de la fréquentation», raconte la gardienne du refuge de Bonavau qui se trouve aux pieds des Dents du Midi.

Alors que certains restaurants de montagne sont accessibles par la route, d’autres ne disposent que d’un accès pédestre. L’accessibilité combinée à d’autres aspects techniques, comme le manque de réseau ou de 4G, l’absence d’eau chaude ou de canalisations d’évacuation des eaux usées ainsi que les problématiques d’électricité, de livraison et de conservation des aliments constituent autant de défis à relever pour les restaurateurs. Ceux-ci rivalisent d’ingéniosité afin de faire face à l’affluence toujours plus grande des clients et d’offrir un service de qualité, là-haut, sur la montagne.
Entre planification, organisation et durabilité, Gastro­Journal s’est rendu dans trois restaurants d’altitudes dans les trois régions linguistiques du pays afin de vous livrer leurs secrets!

Refuge de Bonavau, 1550 m, Champéry (VS)

Niché au pied des Dents du Midi à 1550 mètres d’altitude, le refuge de Bonavau n’est accessible qu’à pied. Brigitte Rey- Mermet Saillen a repris le gardiennage de «ce petit coin de paradis» cette année. Ne disposant que de peu d’électricité, produite par un petit panneau solaire, elle propose aux randonneurs des plats maison cuisinés au feu de bois, tels que la délicieuse omelette à l'ail des Ours ou la fondue au Génépi.
«J’en avais ras le bol de travailler enfermée dans les bureaux toute la journée», lance Brigitte quand on lui demande pourquoi elle a repris le refuge, «après de nombreuses années à travailler dans l’administratif, il était temps pour moi de changer d’air, de retrouver la nature qui me rappelle mon enfance chez ma grand-mère.» La quinquagénaire raconte qu’elle a besoin de la montagne pour se ressourcer, même si elle travaille deux fois plus qu’avant. En effet, les journées sont intenses au refuge de Bonavau, «je travaille régulièrement entre 16 et 18 heures par jour», confie la nouvelle membre de GastroSuisse, «mais ici, je peux choisir ce que je fais et laisser libre cours à mon imagination.» Pour la seconder dans la gestion du refuge qui propose un service de restauration ainsi que 18 places en dortoir, elle peut compter sur Janique Ferrari. Cette infirmière de métier avait elle aussi besoin de faire une pause après le Covid et a choisi de travailler en refuge le temps d’un été. Le reste de l’équipe, qui peut atteindre sept personnes le week-end, est composé d’extras, du conjoint de Brigitte, et parfois de bénévoles. Pourtant, ce printemps, la gardienne a dû fermer son établissement pour quelques jours, faute de personnel. La pénurie frappe aussi en montagne.

Cuisine au feu de bois, eau froide et peu d’électricité
Les lignes électriques ne montent pas jusqu’à Bonavau, alors pour cuisiner, Brigitte utilise le feu de bois. «Cela prend un petit peu plus de temps, c’est pourquoi j’avertis les clients en avance», raconte la gardienne. Le four ne peut en effet pas contenir plus de cinq croûtes au fromage à la fois. La semaine, hors vacances, l’équipe s'adapte, car elle sert entre 0 et 20 couverts par jour, mais le week-end cela peut monter jusqu’à 70. Lorsque c’est vraiment nécessaire, Brigitte allume la cuisinière à gaz, afin de raccourcir le temps d'attente. «La plupart du temps, les gens sont vraiment compréhensifs», précise-t-elle.
La gestion d’une cuisinière à bois demande beaucoup de précision afin de cuire sans brûler et d’atteindre la température idéale sans gaspillage. Deux types de bois sont nécessaires, le foyard pour faire monter la température et l’épicéa pour maintenir le feu. Cette année, Brigitte et son conjoint, Eric Hildenbeutel, qui travaille comme bûcheron forestier la semaine, avaient choisi de prélever de l'épicéa sur la parcelle du refuge. Mais une météo capricieuse a rendu l’exercice avec l’hélicoptère beaucoup plus délicat et onéreux que s’ils avaient acheté le bois déjà débité en plaine, en même temps que le foyard qu’on ne trouve pas dans cette région.
Le refuge dispose tout de même d’un petit panneau solaire et d’une génératrice, qui permettent de s’éclairer le soir, d’alimenter un frigo ainsi que la trancheuse et de donner un minimum de confort aux employés.
L’eau vient quant à elle d’une petite source. Elle est potable, mais seulement la douche réservée aux employés est chauffée. Et pour la vaisselle? «Nous avons en permanence deux grandes casseroles pleines d’eau bouillante sur la cuisinière à bois. Nous la mélangeons à de l’eau froide dans des bacs», indique Janique.
La connexion internet n’est pas non plus optimale dans le chalet. Alors pour tout le travail administratif, Brigitte travaille à l’ancienne, avec des carnets et des blocs de formulaires à remplir à la main pour les reçus et les taxes de séjours. «Pour les fiches de salaire, j’ai créé un formulaire moi-même pour ne pas avoir besoin de le télécharger à chaque fois. Comme ça, je peux le faire ici, sans connexion internet», raconte-t-elle.

Hélicoptère, brouette à chenille et sac à dos
Là-haut, un autre défi de taille est la livraison et la conservation des produits ainsi que l’élimination des déchets. Le refuge n’ayant pas d’accès par la route, il est ravitaillé par hélicoptère une fois toutes les six semaines environ. Bien que le coût de ces livraisons soit conséquent, elles sont indispensables. Lorsqu’elle prépare ses commandes, Brigitte Rey-Mermet Saillen n’a pas le droit à l’erreur. Elle doit évaluer ses besoins pour les six semaines à venir précisément, entre le bois pour le feu, les bombonnes de gaz, les boissons et la nourriture … Entre deux, le ravitaillement se fait à pied. Depuis le parking le plus proche, une brouette à chenille permet de monter les choses lourdes ainsi que les produits frais et de descendre les déchets. Et régulièrement, certains produits et le pain sont simplement transportés dans un sac à dos.
Faute d’électricité, les aliments sont principalement conservés dans des caves en pierre, qu’on peut humidifier pour apporter un peu de fraîcheur quand les températures montent trop. Le frigo sert à conserver les mises en place du jour et les aliments délicats. Dans les caves, on retrouve des pots de soupes préparés à l’avance et stérilisés pour les jours de forte affluence, des pots d’herbes sauvages séchées, de nombreuses boissons ou encore des fromages, disposés en hauteurs pour éviter les souris … Même si cette année une famille d'hermines a élu domicile dans les environs et mange toutes les souris.
Lorsqu’on travaille dans un cadre comme celui-là, le gaspillage est interdit. La gardienne est très attentive à ses stocks et à la gestion des produits: «Lorsque nous avons préparé trop de mises en place, je m’adapte et réutilise les restes le lendemain dans d’autres plats. Nous ne pouvons pas nous permettre de jeter des aliments.»

Cueillette, jardinage et producteurs locaux
Alors que nous déambulons pour prendre des photos et poser des questions, l’équipe de Bonavau continue de réaliser les tâches quotidiennes. Janique se rend au jardin qui se trouve derrière le chalet, afin de cueillir de la rhubarbe pour un gâteau, Brigitte va dans le potager chercher quelques herbes aromatiques, et Jasmine et Alice, les jeunes extras qui travaillent ce jour-là, préparent la pâte pour le gâteau et la soupe pour les randonneurs.
Tout en préparant le repas de midi de l’équipe, Brigitte nous raconte que de la rhubarbe sauvage pousse également dans le pré d’à côté et qu’elle a pu faire de nombreux gâteaux grâce à la cueillette ce printemps. «Avant la saison, je cueille également beaucoup d’ail des ours que je fais ensuite sécher, pour pouvoir l’utiliser dans mes plats tout l’été, je fais des sirops avec de la sauge, du sureau, des cerises et les bourgeons d’épicéa que je trouve aux alentours et je prépare des confitures aux abricots ou aux pommes», ajoute-t-elle. Juste devant la terrasse, on retrouve aussi un petit jardin potager, qui permettra d’agrémenter les plats plus tard dans la saison.
Et pour le reste, Brigitte essaie autant que possible de prendre des produits locaux. «Une partie de la viande vient même de la production artisanale de mon conjoint Eric», précise la gardienne entre la préparation d’un feuilleté au fromage et la planification d’un menu sans gluten pour le lendemain. En effet, une personne qui souffre d’intolérance au gluten a fait une réservation, et c’est Jasmine qui a la mission de confectionner un menu exempt de cet allergène pour le repas du soir. «Je vais préparer le pain et le dessert chez moi, parce que c’est un peu plus compliqué avec les recettes sans gluten et je monterai le tout dans mon sac à dos demain», précise la jeune fille sous le regard confiant de Brigitte.

Une clientèle hétérogène
La clientèle apprécie le cadre qu’offre le refuge de Bonavau et malgré les contraintes et les frais liés à la situation géographique, les prix restent très raisonnables avec des plats chauds entre 12 et 29 francs. «Nous avons une clientèle très hétérogène», raconte Jasmine, «au moins cinq tours de diverses difficultés passent par le refuge. Nous accueillons donc des familles, des retraités, des trailers ou des alpinistes …»
Alors que la plupart des clients s’arrêtent pour manger ou boire quelque chose la journée, d’autres passent la nuit au refuge dans le cadre d’une randonnée sur plusieurs jours. Dans ce cas, Brigitte prépare un menu unique pour tout le monde, sur le même modèle que les cabanes du Club Alpin Suisse (CAS). Et pour les quelques clients qui viennent juste manger le soir sur réservation, elle laisse le choix entre les plats à la carte ou le menu

Fiore di pietra, 1704 m, Monte Generoso (TI/I)

Texte et photo: Reto E. Wild
«Fiore di pietra» (fleur de pierre), tel est le nom du restaurant haut de gamme situé dans le bâtiment monumental de cinq étages, conçu par le célèbre architecte tessinois Mario Botta et qui trône sur un plateau rocheux à 1700 mètres d’altitude.
Lorenz Brügger (54 ans), le CEO du chemin de fer à crémaillère Ferrovia Monte Generoso (FMG), propriété de Migros depuis 1941 grâce à Gottlieb Duttweiler, raconte : «Fiore di pietra a été ouvert en 2017 et a coûté environ 25 millions de francs. Lors d’une saison normale, nous accueillons sur le Monte Generoso environ 85 000 visiteurs, soit une moyenne quotidienne de 350 personnes.» A partir de mars 2023, le Generoso devrait être exploité toute l’année. Tout en haut de la «fleur de pierre», ouverte tous les jours, se trouve une terrasse panoramique qui offre une vue spectaculaire à 360 degrés sur le lac de Lugano, la Jungfrau et le massif du Gothard. Des salles de conférence, d’une capacité de 100 places, se trouvent au deuxième étage, le restaurant self-service de 120 places, disposant aussi d’une terrasse, est au troisième étage et le ristorante de 120 places supplémentaires au quatrième étage.
Lorenz Brügger en personne a décidé de miser exclusivement sur des vins tessinois dans le restaurant qui propose une sélection de 49 crus. Un choix judicieux, puisque le magazine spécialisé Vinum a récemment décerné 4 étoiles sur 5 à l’offre de vins du Ristorante Fiore di pietra sur le Monte Generoso.

Une tisane maison à l’edelweiss
L’Italien Gioele Palumbo (39 ans) est le manager du Fiore di pietra. Il est responsable d’une équipe d’une bonne vingtaine de personnes. «Pour les plats et les boissons, nous misons sur une cuisine authentique qui met en valeur notre région et les produits de saison», explique-t-il. La FMG souhaite devenir une entreprise durable sur le plan social et écologique en l’espace de cinq ans et obtenir le label Swisstainable de Suisse Tourisme. Elle mise délibérément sur la régionalité pour ses produits et a développé à cet effet de nombreuses synergies avec des fournisseurs locaux, comme la Tisana Monte Generoso qui est lancée cette saison. Le mélange d’herbes cultivées biologiquement a été créé en collaboration avec l’exploitation agricole Azienda Agricola Bianchi et Erbe Ticino (Cofti.ch SA). Il est composé, entre autres, d’edelweiss, qui poussent juste à côté de la Fiore di pietra. Cette tisane est, selon Gioele Palumbo, un parfait exemple d’économie circulaire.
La carte du restaurant, disposant d’immenses baies vitrées, propose des classiques tessinois comme le «Misto di salumi e formaggi» ou le «Rosa di vitello in carpaccio» en antipasti, mais aussi des plats végétaliens. Le «Risotto allo zafferano, luganighetta ticinese» est proposé en «Primi Piatti», tout comme les excellents spaghettoni faits maison avec ragoût de poisson à la mousse d’orange. Le plat phare est le bœuf braisé à la broche avec deux sortes de polenta, dont la présentation rappelle le bâtiment conçu par Mario Botta.
C’est la cheffe de cuisine napolitaine Simona Nocera
(32 ans) qui en est responsable. Depuis 2017, elle se rend chaque jour à Capolago, au bord du lac de Lugano. C’est de là que part depuis 132 ans le train à crémaillère qui permet d’atteindre le Monte Generoso en environ 40 minutes. Actuellement, elle expérimente des combinaisons inhabituelles, comme du poisson d’eau douce avec des pastèques. «Nous sommes en train de créer une nouvelle carte pour la saison à venir, avec des recommandations du chef pour les entrées, les plats et les desserts», dit-elle.

Chamanna Jenatsch, 2652 m, Val Bever (GR)

Texte: Benny Epstein
Dimanche, Jill Lucas (37 ans) doit réfléchir aux produits qui seront épuisés vendredi. Elle passe ensuite commande chez le boucher, le fromager et le marchand de vin de la vallée ainsi que chez Transgourmet. Puis, elle réserve un hélicoptère. C’est le seul moyen pour que les marchandises arrivent à la Chamanna Jenatsch. La plus haute cabane du Club Alpin Suisse (CAS) des Grisons se trouve à 2652 m d’altitude, au fond du Val Bever. Pendant la haute saison, l’hélicoptère monte une fois par semaine, 850 kilos de poids coûtent 500 francs pour un quart d’heure dans les airs au départ de Samedan. «Nos fournisseurs apportent la marchandise près de la base d’hélicoptères», explique Jill, «et le pilote la dépose à côté de notre cabane».
Avec son conjoint Daniel Sidler (38 ans), Jill gardienne la cabane Jenatsch depuis 2019. Ils n’étaient que moyennement satisfaits de leurs métiers de formation. Comme ils avaient déjà donné un coup de main à la cabane auparavant, ils ont décidé de la reprendre lorsque l’occasion s’est présentée. «La plupart du temps, nous travaillons ici à quatre, mais Dani et moi n’avons pratiquement pas de temps libre pendant la saison.» Il y a toujours quelque chose à faire, et les deux compères veulent être à la hauteur de la réputation de la cabane. «Nous n’utilisons pas de produits finis. Nous cuisinons des produits frais et régionaux.» Ce doit être simple mais délicieux: röstis, tarte aux noix ou pangeercher. Ce dernier est une spécialité d’omelette du pays natal de Jill. «La recette vient de ma mère», précise-t-elle. Ils font également leur pain au levain eux-mêmes, qu’ils utilisent pour les sandwichs préparés pour les clients qui ont besoin d’un pique-nique le lendemain.

Végétarien, sans manquer de viande
70 lits permettent d’accueillir 4500 à 5000 hôtes par an. La nuitée pour les non-membres du CAS dans le dortoir coûte 46 francs, 81 francs avec la demi-pension. Ce supplément de 35 francs comprend un repas de trois plats le soir, le petit- déjeuner ainsi que 1 litre de thé de marche. Pour le souper, il y a un menu unique. Conformément à la tendance, la cabane Jenatsch propose de plus en plus de plats végétariens. «Le risotto aux cèpes ou aux tomates séchées, la plupart des gens adorent ça», explique Jill. Tout comme les pâtes avec le pesto à l’ail des ours fait maison. Certes, le couple n’est pas issu du métier, mais ils savent désormais bien réagir aux allergies et aux intolérances. «La plupart d’entre eux nous en font part à l’avance.»
S’il manque quelque chose, la plupart des clients font preuve de compréhension. Toutefois, depuis l’épidémie de Covid, les clients qui ne fréquentaient guère les refuges de montagne auparavant sont de plus en plus nombreux. «Nous devons parfois leur expliquer comment ça fonctionne ici.» En cas de besoin, Daniel et Jill ont des haricots secs et quelques boîtes de conserve en réserve. S’il manque un peu de yaourt pour le muesli, ils le remplacent par de la crème.
La carte des vins est petite : quelques Italiens complètent l’offre des Grisons. Actuellement, ils proposent des crus du domaine viticole Grendelmeier de Zizers. Pour la bière, ils misent sur des bières de l’Engadine ainsi que sur la Feldschlösschen Hopfenperle. Dans les cabanes, la bière n’est pas livrée dans un réservoir en acier, mais en pet. Ce qui réduit massivement le poids. De plus, elle reste fraîche plus longtemps. Jill se sent prête pour la saison d’été - elle aimerait poursuivre cette aventure jusqu’à ce qu’un jour, elle n’éprouve plus de plaisir à observer les bouquetins et les gypaètes devant la cabane. Mais cela risque de prendre encore un peu de temps.