Ces restaurateurs qui font les choses autrement

Caroline Goldschmid – 27 janvier 2022
La branche regorge de restaurateurs aux idées innovantes. Exemples à Berne, avec le Landhaus Liebefeld qui travaille avec une imprimante alimentaire 3D, à Bex, avec le Café Suisse qui change totalement de décor chaque année et, à Vevey, où le chef Denis Martin cryogénise les aliments pour les sublimer.

Texte: Caroline Goldschmid / Corinne Nusskern 

Au Landhaus Liebefeld, tout est un peu différent. Le chef Yaki Hamed Gallardo remplit de ganache le toner de l’imprimante 3D. Presque sans bruit, la buse commence à injecter un moule en chocolat sur le papier sulfurisé. Celle-ci peut par exemple être remplie de mousses que le pâtissier produit au fur et à mesure. L’imprimante 3D réalise également des meringues en forme de soleil; ou de la mousse d’avocat qui peut être imprimée directement sur l’assiette. «Bien que la robotique prenne en charge certaines tâches, le cuisinier et ses recettes restent indispensables ainsi que des réglages corrects», explique Tom Christen, directeur du restaurant Landhaus et cuisinier de formation.
Le Landhaus Liebefeld comporte six chambres d’hôtel, 350 places à l’intérieur et 100 dans le jardin. Tout le monde est le bienvenu, que ce soit dans l’agréable salle de restaurant ou dans la rôtisserie un peu plus sophistiquée. Derrière se trouve le bar avec fumoir. Sans oublier le grenier pour les événements et les manifestations culturelles. C’est le métier de Jacqueline Wander (57 ans). Elle est issue de la famille Wander, qui produit également l’Ovomaltine. «J’ai toujours cherché un local culturel pour promouvoir les artistes», raconte la Bernoise. Depuis 2016, elle est propriétaire du Landhaus Liebefeld.

Un bœuf Wagyu de 585 kilos

L’équipe de cuisine travaille avec des produits locaux, soutient les fournisseurs et les agriculteurs régionaux. Ils importent beaucoup de choses, des carottes aux kumquats. Et ils achètent des animaux entiers, comme récemment un bœuf Wagyu de 585 kilos qui a passé cinq ans et demi dans les pâturages de Bolligen. Au Caveau (14 places), un menu climatiquement neutre de haut niveau est créé pour 125 francs, l’option végétalienne coûte 89 francs. Le chef Yaki Hamed Gallardo peut vraiment s’en donner à cœur joie. Le menu actuel comporte une tartine de chou-rave carbonisé, des carottes originales flambées ou encore du fromage à la truffe fait maison. Il imprime lui-même le steak végétalien avec l’imprimante 3D en six minutes environ. Il explique: «Le Caveau est pour moi comme le paradis des enfants, je peux y exprimer ma créativité.»
La pandémie a soudé l’équipe comme une famille. «Il faut soutenir les collaborateurs dans cette période difficile et leur transmettre des choses positives», souligne Jacqueline Wander. C’est ainsi que fonctionne le Landhaus. Quelque 47 collaborateurs, de toutes origines et de tous âges, de 16 à 66 ans, y travaillent. Et le manque de personnel qualifié? Avant de répondre, Tom Christen regarde à gauche et à droite, comme s’il s’apprêtait à prononcer un interdit. «J’ai un collaborateur de trop», dit-il, «mais je suis hyper content!»

Marie Robert Portrait DR WEB

Marie Robert

Marie Robert n’a que faire du qu’en-dira-t-on

La personnalité originale de la cheffe étoilée se retrouve dans ses plats et dans le décor fantasque du restaurant qui change du tout au tout chaque année.

Marie Robert ne rentre pas dans les codes. Et le dit elle-même. Mais elle reste humble. «Faire les choses différemment, ce n’est pas forcément faire mieux que les autres.» La cheffe de 33 ans n’avait que 21 ans lorsqu’elle a ouvert son premier restaurant, le Café Suisse, à Bex (VD). Elle reconnaît qu’au départ, elle n’avait pas l’expérience que peuvent avoir certains chefs qui ont roulé leur bosse dans plusieurs maisons. «Je me suis construite seule et j’ai dû découvrir qui est Marie Robert. C’est peut-être ça qui m’a poussée à redoubler de créativité. Cela dit, on est créatif ou on ne l’est pas!» Son originalité, elle l’assume totalement et ne se préoccupe pas du tout de ce que pensent les autres. La Vaudoise refuse les diktats et fait les choses comme bon lui semble. «Je pense que ça fonctionne, car le fait que je sois convaincue et passionnée se ressent dans mes plats et dans l’identité du Café Suisse.»
Marie Robert, ce n’est donc pas un, mais une multitude d’univers qui se déclinent à l’infini puisqu’elle n’est jamais en panne d’inspiration. Sur les réseaux, on peut découvrir un aperçu des décors extravagants, souvent féériques, à l’image des dessins animés. Les vidéos qu’elle poste à chaque lancement d’une nouvelle carte sont pour le moins décalées. «Certains adorent, d’autres n’aiment pas, mais ça me ressemble, c’est mon identité.»

Les péchés de Marie

C’est en créant le personnage de Marie Robert, il y a environ quatre ans, que la cheffe a inauguré le concept suivant: le restaurant change de thème chaque année, et pour l’illustrer, se pare de cinq ambiances différentes, une par carte. Parmi les thèmes choisis, le Café Suisse a déjà proposé les cinq couleurs et les cinq éléments. Cette année, place aux «Cinq péchés de Marie». La cheffe souhaite garder un tant soit peu de suspense et ne révèle pour l’instant que le premier péché: la gourmandise. «Attention, rien à voir avec les péchés capitaux! Tout ça se veut drôle!»
Du contenu des plats au papier peint en passant par la couleur de la vaisselle, les plantes et les éléments de décoration, tout est mis en œuvre pour faire vivre une expérience insolite aux clients. Et à chaque changement de carte, «c’est comme si c’était un autre restaurant!» Pour réussir cet exploit, Marie Robert s’entoure d’artistes et de paysagistes, comme Nicolas Brönimann, à Noville (VD). «L’idée, c’est de ne jamais tomber dans la monotonie ni dans la routine. Si je ne m’ennuie pas, le client ne s’ennuiera pas.» Elle adore faire plaisir et se fait plaisir en évoluant dans un décor à son image. Voilà qui pourrait résumer la recette du succès selon Marie Robert.

Le talent prime sur le genre

Côté cuisine, les couleurs flashy et l’esthétique ne font pas tout. «En quelques années, je suis passée de gamine à femme, donc ma cuisine a beaucoup plus de caractère et de goût aujourd’hui. Le plus important, ça reste le goût.» Le binôme qu’elle forme avec son associé Arnaud Gorse fonctionne à merveille. «Je ne suis rien sans lui et il n’est rien sans moi.» Il s’occupe notamment des vins, de la carte, de mettre en scène la cuisine que la cheffe réalise.
Quel genre de cheffe d’entreprise est Marie Robert? Selon elle, un leader sait écouter et placer les bonnes personnes au bon endroit. «A l’école, on me disait que je n’y arriverai jamais. Il semblerait que ceux qui ne croyaient pas en moi se sont mis le doigt dans l’œil ...» La patronne en est convaincue: chaque personne a du potentiel. Il suffit de le trouver et de l’exploiter. Sur les treize collaborateurs que compte le Café Suisse, plus de la moitié sont des femmes, mais Marie Robert n’est pas féministe pour autant. Lorsqu’il s’agit de recruter, le talent prime sur le genre.
La cheffe flamboyante est confiante: 2022 sera une très belle année. D’ailleurs, elle est de nature positive quoiqu’il arrive. Le plus important? Que les clients soient contents. «C’est ma priorité et ma source d’épanouissement.»
www.cafe-suisse.ch

Denis Martin Portrait DR WEB

Denis Martin

«Toute cuisine est moléculaire»


A Vevey, le chef étoilé Denis Martin propose depuis 1996 de la «gastronomie moléculaire». Il ne cesse de se perfectionner et sublime les produits grâce à la cryogénisation.

«Ne pas faire les choses comme tout le monde, c’est la base de tout cuisinier! Nous apprenons un métier puis nous évoluons dans notre passion.» Denis Martin a du caractère et est exigeant avec lui-même. Le chef né à Aigle et marié à Clara depuis 1976 a fêté ses 50 ans de carrière l’an dernier. Dès le départ, il s’est montré curieux, cherchant à en savoir plus sur les recettes de cuisine et leur histoire. Mais la réponse qu’il recevait de ses chefs était toujours la même: «C’est comme ça.» Le Vaudois a compris très jeune qu’il allait devoir trouver les réponses par lui-même. Et il en a trouvé quelques-unes grâce au premier livre d’Hervé This (n.d.l.r.: un physicien et chimiste français connu pour être l’inventeur, avec le physicien hongrois Nicholas Kurti, de la gastronomie moléculaire). «J’ai eu la chance de travailler avec Hervé This et de collaborer sur quelques livres avec lui», annonce fièrement Denis Martin.
Les deux passionnés ont cherché ensemble des réponses à certaines questions. «Lorsque à l’époque, Hervé This parlait de l’œuf parfait, il était souvent critiqué par certains cuisiniers. Pourtant, trente ans plus tard, ce plat se trouve pratiquement sur toutes les cartes!» Denis Martin est très à cheval sur la définition de son art. «La notion de cuisine moléculaire n’existe pas, toute cuisine est moléculaire. Ce qui existe, c’est la gastronomie moléculaire. Et la gastronomie ce n’est pas de la cuisine, mais une science pratiquée par des scientifiques.» Denis Martin estime qu’il y a une énorme confusion sur ce travail: beaucoup ont pensé qu’il suffisait de mettre de l’azote sur une table, de faire des billes (alginates) de toutes les couleurs pour impressionner. «Pour ma part, ce n’est pas mon travail ni le but recherché.»

Laboratoire de recherche

L’inspiration, Denis Martin la trouve en travaillant. Selon lui, l’inspiration «ne vient pas devant un beau coucher de soleil, mais bel et bien devant les fourneaux». Aujourd’hui, le chef étoilé est passé un cran au-dessus, après avoir mis sur pied un laboratoire de recherche. «Nous y pratiquons l’évaporation à froid, nous confectionnons nos hydrolats et huiles essentielles. Nous parvenons ainsi par exemple à récupérer les molécules odorantes d’un citron sans les molécules sapides de celui-ci. Ces techniques nous permettent également de réduire grandement le sucre contenu dans nos plats.» Au restaurant Denis Martin (17/20 au GM), on pratique même la cryogénisation, qui permet de «sublimer naturellement un produit», que ce soit un fruit, un légume ou un jus de viande.
Le chef est fier de tout ce qu’il a accompli jusqu’ici, tout en reconnaissant que, sans son épouse, il n’aurait «pas
réalisé la moitié» de ce qu’il a fait. Conscient que la santé est ce qu’il y a de plus important, Denis Martin se réserve régulièrement du temps pour son autre passion qu’est la moto.

«C’est quoi la retraite?»

Après 50 ans de métier, la passion est intacte. Et le feu sacré brûle même encore plus fort aujourd’hui. «Toute ma vie, j’ai travaillé pour pouvoir m’exprimer sans contraintes. J’ai acquis la confiance de mes clients qui me sont fidèles et le respect de mes collaborateurs et de mes confrères.» C’est en ne lâchant rien – sa devise –, qu’il en est arrivé là et il veut transmettre cette valeur aux jeunes. «Je dis souvent à mes jeunes cuisiniers qu’ils doivent faire ce dont ils ont envie, qu’ils ne doivent pas écouter les autres, mais faire leur choix culinaire, le maintenir et le faire évoluer.»
A 65 ans, hors de question pour Denis Martin de poser les couteaux. «C’est quoi la retraite? Pourquoi devrait-on définir qu’à partir de tel ou tel âge on arrête?!»